IN MEMORIAM…
IN MEMORIAM…
PROLOGUE
« Bonjour, que pouvons-nous faire pour vous ?
_ Je suis un vieux, très vieux… oublié… ma mémoire est pleine, ce n’est pas que j’oublie mais j’ai tant de souvenirs, tant d’images… J’ai la sensation que mon cerveau est plein à craquer et je n’arrive pas à tout remettre en ordre, j’ai peur d’oublier l’essentiel… Il faut que vous m’aidiez à retrouver la mémoire avant que tout soit définitivement perdu, égaré, oublié… Vous comprenez ? Je suis vieux, très vieux, trop vieux, beaucoup trop vieux et oublié…
_ Allongez-vous, nous allons nous occuper de vous… Vous n’avez rien contre le jaune ? »
Il venait d’arriver, seul, dans cette pièce, trois femmes l’accueillirent…Elles s’occupèrent de lui…
UN
À ce début, le mien, celui auquel je pensais et celui auquel ma mémoire se référait, il s’appelait J. … D’abord, il fallait qu’il naisse. C’est ce qu’il fit, plutôt bien puisqu’il pesait plus de quatre kilogrammes le jour dit… Le mot « bien » n’est peut-être pas celui qui convient le mieux au regard de ce qui s’était passé les neuf mois précédents. Sa mère, femme simple, femme d’une époque désormais révolue, alors âgée d’une quarantaine d’année, mariée à un homme plus âgé qu’elle, dont je vous parlerai plus lointainement dans le déroulement de cette histoire, ne souhaitait pas ce quatrième enfant. Il arrivait certainement par hasard, par inopportunité ou une interruption ininterrompue. Ainsi quand il naquit, lors d’un bref instant d’une dernière journée de printemps où il pleuvait et faisait froid, Il venait de passer son temps de gestation, et sur ce point lui comme de nombreux autres, dans un liquide amniotique quelque peu hostile et comme vous le savez, semblable à l’eau de mer. Sa mère, dont on aurait pu dire qu’elle donnait l’impression de vivre cette grossesse comme un poids, terme qui permet de mettre en relation l’image du ventre distendu et la notion physique à laquelle le mot poids fait référence, accoucha dans une clinique, ce qui en soi n’a rien d’original et ne mérite pas qu’on s’y attarde plus longuement. Il n’y eut aucune erreur commise, pas d’échange post natal, il était bien le fils de sa mère. Celle-ci dit, par la suite, qu’elle ne l’avait pas senti à sa place au sein de son utérus, ce put donc expliquer qu’elle ne le laissa pas nager aussi librement qu’ il aurait du ou pu. Il se trouva donc toujours mal à l’aise face aux océans et autres mers déchaînées qu’il put rencontrer sur la planète. Il expliquait cette peur, proche d’une angoisse fondamentalement existentielle, par ces longs mois mal vécus à se métamorphoser cellulairement dans le ventre de sa mère, cependant, il ne se noya jamais.
Il naquit, simplement ; certainement dans la douleur de sa mère ; personne ne se souvient de la douleur de sa mère. Il est certain que le temps passé lui avait permis de passer en revue et en détail les moindres circonvolutions de son ADN paternel et maternel. Du côté de son père, originaire du Perche, région intermédiaire entre la Normandie et la Beauce, il n’y avait qu’une longue histoire paysanne enracinée dans un cercle d’un petite quarantaine de kilomètres de diamètre. L’une de ses sœurs, généalogiste de cœur, avait remonté le long fleuve tranquille de cette branche familiale jusqu’au dix-septième siècle, effleurant quelque extraction de basse noblesse dont le nom avait un lien avec l’une des dernières templeries de la fin du Moyen-Âge. On trouvait aussi dans son histoire, un écuyer de Roi, des tâcherons, des vignerons… que de merveilleux anonymes. Du côté de sa mère, le vide était encore plus grand, puisqu’elle n’avait pas connu son père, tout du moins son géniteur. Cela limitait donc les recherches possibles. La grand-mère de J. était née au tout début du vingtième siècle, elle avait eu deux enfants d’un homme qui ne laissa aucune trace dans l’histoire de cette famille, ses deux filles furent reconnues par un homme qu’elle épousa, sans vraiment l’aimer. De l’intérieur de ce ventre, J. eut beau chercher dans tous ses chromosomes, il ne put reconnaître qu’une vague lignée du sud de l’Europe, un agencement qui le rapprochait de l’Asie moyen-orientale, tout en l’enracinant fortement dans une terre de terroirs… Il était humain, c’était certain.
Le père de J., né tout au début de la première guerre mondiale, était aussi un homme d’un autre siècle ou presque ; son propre père était né dans la dernière décennie du dix-neuvième siècle. Il prit cependant le temps de passer dans le vingtième pour y mourir au Bois Leprêtre, derrière son canon qui explosa le tuant lui et tous les serveurs de la batterie de 75. Le père de J. fut donc orphelin. Sa grand-mère paternelle, veuve de guerre, mit au monde un autre enfant d’un autre homme qu’elle épousa… La guerre inventa le concept de la famille recomposée et de la décomposition des personnalités face aux atrocités normales qu’elle engendre. Son père, petit campagnard, apprit très tôt, dès l’âge de huit ans, la valeur du travail. Il rencontra lui aussi, jeune, la guerre, deuxième du nom. Peu de temps avant celle-ci, alors qu’il avait été démobilisé suite à deux années de service militaire, puis remobilisé très rapidement pour cause de mobilisation générale ; à l’occasion d’une permission, il croisa celle qui deviendrait sa femme et mère de ses enfants… Pendant six années ils s’écrivirent des lettres où ils se disaient qu’ils s’aimaient, s’appelaient tendrement de noms doux. Six années, prisonnier de guerre, pendant lesquelles il traversa l’Europe, prisonnier des uns, échappant aux autres et enfin libéré. Ils se marièrent à son retour, lui traumatisé, elle certainement heureuse. Leur premier enfant naquit un an plus tard, leur fils, J., le dernier enfant, quinze ans après. Son père fit la gueule assez longuement à sa femme, certainement contrarié par l’arrivée de ce quatrième enfant, trop éloigné des trois filles… un petit dernier et un garçon de surcroît. Il naquit, inscrits dans ses gènes, deux siècles d’une histoire récente, écrite, connue mais qui lui paraissait si lointaine… Arrivé à un âge certain, lui, homme du vingt et unième siècle, se laissait à rêvasser en imaginant que son arrière-grand-père était né l’année où Karl Marx avait écrit le manifeste du parti communiste et Louis Napoléon Bonaparte élu président sous la deuxième république. Une famille de vieux qui faisaient des enfants vieux… J. Pouvait-il voir, plus spécifiquement, les gènes de la sagesse acquise par ce temps dépassé et cette histoire lointaine, dans le ventre de sa mère, alors qu’il les contemplait tous, ces gènes enchevêtrés, mélangés, indifférents…non sans une certaine inquiétude, vu leur nombre effarant ? Si l’on considère qu’elle puisse se transmettre ainsi à travers quelques morceaux microscopiques, J. avait eu neuf mois pour chercher à comprendre, à travers cette sagesse, qui il allait être et comment il allait organiser cette vie qui se présentait, nouvelle. Il avait en lui un temps et une histoire qui n’étaient systématiquement pas ceux avec lesquels il aurait à vivre. Cette présence ressentie dans son être allait l’accompagner, sans pour autant le rendre différent de ce que son code génétique avait prévu qu’il fût, juste un peu plus attentif à certains moments, pouvoir choisir qui il allait être. Il avait le sentiment de pouvoir faire ce choix, là dans ce ventre, cette sagesse l’accompagnait, ce temps de réflexion lui permettrait donc de passer les neuf mois à se construire. Malheureusement ce qui aurait pu être un délicieux moment introspectif que chacun ressent aux premiers instants de sa vie se transforma en un vaste chaos. Le bordel identitaire s’inscrivit en lui au fur et à mesure de chacun de ses possibles choix. Au moment où il aurait pu dire quelle serait sa personne, le rapide schéma de division cellulaire, stratifia toutes les couches de ses personnalités potentielles pour en faire une seule totalement polymorphe et tentaculaire, accrochée à une devenir temporel qui était la plus exacte expression du chaos et de l’entropie. Il ne sut pas non plus combien il serait. Il ne sut pas encore pourquoi il serait. Il ne le sut donc pas et plongea dans le long sommeil qui vous mène à la naissance avec la certitude que ce temps qui se présentait à lui ne l’aiderait nullement, bien au contraire. Son handicap serait totalement invisible et imprévisible, indéniablement positif certains jours quand il existerait comme un autre sans prévenir, terriblement négatif quand il serait incapable de dire exactement pourquoi il vivait et qui il était. Mais tout n’était pas si noir, tout n’était pas si dissocié de et dans sa personne. Quoi qu’on eût pu en dire sur le fond, sa forme terrestre était là, bien vivante. Il allait devoir vivre, comme tout bon terrien… C’était un temps, c’était un espace… C’était ce début simple, sans cette terrible capacité à être plus que lui-même, qu’il aurait fallu pour que cela existe comme on aurait souhaité dans un monde passé et attendu : le vôtre, le mien, le nôtre… mais il n’en fut pas ainsi, car c’est autrement et différemment que tout se passa ; un autre monde en quelque sorte, une autre fois certainement.
DEUX
Il naquit donc, vers treize heures. Il ne cria pas, non pas parce qu’il ne pouvait respirer, simplement parce que toute l’énergie consciente qu’il avait en lui le poussait à regarder autour de lui. C’est ce que remarqua la sage femme, qui comme une parfaite technicienne de la maïeutique procéda à tous les contrôles nécessaires suite à son arrivée silencieuse, donc inquiétante. Tout était cependant normal, si ce n’est cette absence de cri et un regard par trop insistant et scrutant qui lui fit dire que ce bébé était bizarre. Il était bizarre si on le comparait aux quelques milliers d’autres qui étaient nés le même jour, au même instant que lui dans le monde ; mais J. était différent, différent par cette capacité à regarder, différent par ce silence. Pour tout vous avouer, il savait déjà parler mais il préférait se taire, il avait tant à regarder et à voir qu’il décida à l’instant où il passa la tête par la vulve de sa mère, de se taire jusqu’à un âge relativement avancé afin qu’il puisse essentiellement se consacrer au visionnement de son espace extérieur et à l’agencement de celui-ci. Il remarqua de suite que ces femmes en blanc, tout aussi gentilles soient-elles, s’occupaient plus de lui que d’autres bébés dont il entendait les braillements épuisés, significatifs de leur douleur à se trouver sur Terre. Ces petites choses violacées et hurlantes étaient vides de tout sens, elles n’étaient que des enveloppes physiques, odieusement fragiles dont les parents allaient devoir assurer une protection constante et procéder à leur remplissage intellectuel. Ces bébés étaient livrés vides, sans aucune connexion évidente avec leur entourage. Même si pour certains il y avait un réel intérêt à les observer, parce que providentiellement colorés d’un rose que l’on qualifierait de vieux, ce qui était une de leurs rares qualités ; pour la majorité d’entre eux J. pensa qu’ils étaient laids et insignifiants, boudinés, repliés tels des excréments. Le pire fut quand il vit son image dans la glace qui était face à lui alors qu’une infirmière s’efforçait de provoquer un réflexe de marche à son corps incontrôlable. Il était considérablement plus laid que les autres, à son sens, d’une couleur rouge purpurin et affublé d’une touffe de cheveux noirs, que cette docile infirmière, formée pour ce genre d’action, se pressa de coiffer avec une mèche bien lissée sur la droite de son crâne alors qu’il était évident qu’elle eut été mieux sur la gauche. Quand elle eut fini sa préparation physique et capillaire, elle le retourna face à elle et l’observa des pieds à la tête, ce qui ne fut pas très long, puisqu’en plus d’être laid, il était petit. Elle prononça par deux fois le mot « bizarre », dubitative, sentencieuse dans son silence qui sépara l’un et l’autre des mots, puis elle prit peur quand elle croisa ses yeux. J. la regardait fixement avec un sourire narquois, qui n’était visiblement pas celui d’un petit de quelques minutes. D’ailleurs elle faillit le lâcher, de peur, tant le regard scrutateur de l’enfant provoqua en elle un doute sur la réalité terrestre de ce petit bébé qu’elle avait cependant sorti du ventre de sa mère quelques minutes auparavant. Elle s’empressa de le coller sur le ventre de celle-ci qui le regarda sans sourire, son père n’était pas là. L’infirmière prononça un troisième « bizarre » en sortant de la pièce, J. l’entendit et mit en mémoire le visage de cette infirmière, bien décidé à explorer le comportement de cette femme autant que faire se peut, plus tard. Mais être bébé, nouvellement né avait des inconvénients dont le plus handicapant est celui qui vous plonge dans des séquences de sommeil qui ne sont coupées que par des faims terribles. S’endormir sans prévenir, se réveiller pour manger et pleurer parce que le corps ne sait moduler que ce cri primal associé à l’envie de manger. J. n’était pas différent des autres pour ce qui était de manger, il aurait pu demander à boire son biberon dans un français châtié, mais il savait très bien qu’il aurait traumatisé ses parents et qu’il aurait perdu cette paix intérieure qui lui permettait parfois de se trouver dans un état méditatif, juste avant de sombrer dans des phases hypnotiques. De toutes façons cette faim passait par ailleurs que son cerveau, ce cri sortait en longeant sa moelle épinière, il s’entendait crier, il avait faim, il mangeait goulûment.
Dès ses premiers jours il se rendit compte de sa profonde capacité empathique. Il avait envie d’en savoir plus sur les autres: les Êtres communicants. Il avait beaucoup plus envie de s’intéresser aux femmes qu’aux hommes. Il était né dans un corps d’homme et avait les sensations inhérentes à celui-ci. Il était donc fortement captivé par les femmes. Il n’en n’avait jamais vu mais sentait violemment qu’elles avaient un intérêt supérieur aux hommes. En premier lieu, il regrettait que sa mère ne put lui donner le sein. J. sentait et savait intimement combien le contact de cette peau, plus fine, plus chaude pouvait apporter un plaisir merveilleux, inversement proportionnel au caoutchouc des tétines, écoeurant. Il usa d’un stratagème, une nuit, alors que sa mère dormait, il n’avait peut-être que trois jours, il avait remarqué qu’une infirmière était depuis quelques jours particulièrement attentive à sa petite personne, toujours pour les même raisons que celles qui avaient opéré le jour de sa naissance: petit, laid, observant fixement, voire même inquiétant. Il pleura finement au moment où celle-ci passa dans le couloir. J. sentait l’odeur de cette femme jusqu’au fond de son cerveau, il sentait sa profonde disponibilité sexuelle, son évidente moiteur et son désir coïtal immédiat… J. était un homme avant d’être un bébé. Il pleura de façon à ce qu’elle soit seule à l’entendre, sur une fréquence que sa propre mère n’aurait pas entendue, un son que cette femme ne captait consciemment mais qui rentra en résonance avec chacune de ses cellules. Elle passa donc la tête par la porte, se dirigea vers le bébé, ce salopard, le prit dans ses bras et lui proposa le sein droit. J. était plus petit que ce sein. Il n’avait pas faim, se désintéressait totalement du besoin de manger. Il voulait sentir l’odeur, l’odeur de la peau de cette masse ronde à la densité véloce qui s’opposait fermement à la petite main de J., elle se mélangeait aux effluves qui émanaient du dessous de son aisselle et, apothéose finale se faisait recouvrir par le parfum envoûtant de son sexe humide. Il savait qu’elle venait d’avoir un rapport sexuel avec un des médecins de la clinique, son odeur était l’odeur d’une femme qui avait un désir d’enfantement, mais la chaleur, le goût, l’odeur de la peau de son sein offert plongeaient ce bébé, nouvellement conquis par la chair féminine, dans une extase profonde. Ce fut merveilleux…pour eux deux. J. téta, sans besoin de lait, l’infirmière jouit pour une seconde fois, en silence mais si profondément, presque religieusement, c’était un moment sacré… Dans une pénombre certaine, la lumière affaiblie de l’ampoule d’un couloir long et glauque illuminait par l’arrière le chignon brun de cette femme charnelle et charnue. Ce fut un moment de silence total. J. s’endormit profondément, envoûté par cet assemblage d’odeurs…
À son réveil, il n’avait qu’un vague souvenir de cette glissade phéromonale, tout au plus il lui semblait avoir conservé un lien olfactif avec l’infirmière nocturne et noctambule. Mais c’était déjà si loin et sa petite mémoire de petit homme n’avait retenu que le contact doux du sein. Ses neurones mémorisèrent quelques sensations visuelles, sobrement, profondément, sur une des zones les plus sensible de son cortex cérébral. Puis il regarda comme à son habitude, fixement, autour de lui. Il était visiblement temps de rejoindre le domicile familial puisque tout tout le monde s’agitait, sa mère n’était plus dans son lit, son père était là, la cigarette éteinte au bec. Il se retrouva dans ses bras. L’infirmière nourricière insista pour le prendre en photo avec son fils. Ce serait certainement une de ces petites photos noir et blanc au tour découpé en zigzag, au flou tremblé évident et à l’exposition approximative, mais grâce à elle, la charmante dame soigneuse et laiteuse se souviendrait de ce bébé, petit et laid, surtout qu’il regarda fixement vers l’objectif à une seule lentille de cet appareil photo à soufflet. Il la regarda elle et sa poitrine galatéenne. Cette walkyrie de la maternité en fut une fois de plus toute retournée, au sens propre comme au sens figuré, puisqu’après le départ de la famille de J. elle rejoignit son médecin favori qui la prit adroitement dans une position arrière, expiante, le visage transfiguré. À cet instant, elle n’était pas sans rappeler la Vierge, Marie de son prénom, laissant partir son fils pour un au-delà éventuel. Le voyage fut plus rapide et moins exotique, puisqu’il se fit dans le landau familial gris, aux roues usées par trois naissances précédentes. Le confort n’était pas au rendez-vous, mais la tradition était présente. Il faisait subitement beau en cette fin de printemps brutal, tout le monde avait déjà oublié que trois jours auparavant il avait fallu allumer le chauffage. L’enfant, petit frère, fut accueilli par ses trois sœurs, ravies d’avoir un jouet nouveau, elles le prirent dans leurs bras, chacune leur tour ; comme à son habitude, récente, mais constante, il observa sans avoir envie de prendre la parole, pourtant il fut étonné de cette sollicitude à son égard. Cela ne dura pas longtemps, tout au plus quelques jours, après J. fut considéré comme un membre de la famille, membre qui se faisait entendre à l’heure de ses repas, de nuit comme de jour. Ce bébé était indubitablement et totalement dépendant de son estomac et contrairement à tous les autres, il vivait cette addiction à la nourriture avec un profond dégoût. Il n’aimait pas la saveur du lait, il n’aimait pas le contact de ses lèvres sur le bout caoutchouté, il n’aimait pas la sensation que son ventre lui procurait lorsqu’il était repu, gonflé, imbibé par cette laitance vachère. Il eut beau de essayé ne pas manger, cela ne servit à rien. Le corps humain était fait de telle manière que s’il y avait de la nourriture, un bébé ne pouvait pas le refuser, il tétait donc par réflexe, pleurait de faim par réflexe, rotait pour ne pas s’étouffer et s’endormait, sa volonté vaincue par une plénitude physique ; le sommeil permettait à son corps de s’épanouir dans l’espace, il grandissait… tout en restant petit et laid.
Les semaines passant, il s’intéressa, du fond de son berceau, aux couleurs qui l’entouraient, aux lumières qui le baignaient, aux voix de ses sœurs. Il n’aimait pas celle de sa mère ni les silences de son père qu’il ne voyait jamais, mais il devait s’y habituer. Ses sœurs étaient joyeuses, quoiqu’inintéressantes puisqu’elles le considéraient comme un jouet qui permettait à leur instinct maternel de s’exprimer et s’épanouir, il passait de bras en bras, se retrouvait affublé de vêtements tous plus inharmonieux les uns que les autres, ingurgitait de force des liquides laiteux ou aqueux, elles étaient gentilles mais pénibles. Une seule mère lui eut suffi, mais il acceptait sa condition qui était plus une contrainte qu’un bonheur, donc il subissait la jovialité infantile de ses sœurs, la voix criarde de sa mère et toujours les silences absents de son père. Il était ainsi entouré de femmes, ce qui dans l’absolu lui plaisait. Il commença en quelque sorte une thèse sur le comportement féminin, étude qui allait durer toute sa vie pensa-t-il. Les instants qu’il préférait arrivaient parfois au-dessus de son lit quand des voisines, venaient le voir, et se penchaient mammairement sur sa petite personne, leurs seins dégageant de voluptueuses effluves qu’il voyait colorées, tournant en volutes et gonflant ses narines. Leurs odeurs corporelles, parfois grasses, parfois fortes dans leurs intensités mais pas dans leurs suavités, surtout en ce début d’été chaud, se glissaient dans son cerveau et provoquaient cette lente descente vers ce qu’il prit au début pour un changement d’état de conscience, mais il s’agissait de bien plus que cela. Il transférait sa vigilance, lentement, dans leurs corps et les visitait de l’intérieur. Au début c’était très maladroit, chaotique, étonnant. Les semaines passant, il contrôla un peu plus sans pour autant décider du moment, mais il avait la certitude que cela s’opérait par l’intermédiaire des odeurs du corps des femmes. Et puis un matin, alors qu’une voisine, brune, petite, résolument souriante, le décolleté s’ouvrant sur une menue poitrine ferme, joliment protégée par un soutien gorge de couleur rose rendait visite, J. se sentit entièrement enveloppé par le suave mélange de son parfum, de la savonnette avec laquelle elle s’était lavée quelques minutes auparavant et l’odeur de la peau, plus douce, plus fine, d’entre ses seins. En quelques secondes, au moment où elle le prenaient dans ses bras…il passa donc de ses bras de femme à l’intérieur de son corps de femme, allant même jusqu’à se voir, lui, petit et laid dans son berceau de bois peint en jaune au moment où elle le saisissait, très adroitement et prudemment car elle avait peur, il sentait qu’elle avait peur. Puis il fut dedans, consciemment, cohabitant avec la personnalité de cette femme. Il ne contrôlait rien, mais avait la pleine conscience de cette réalité féminisante. Il ressentait la pesanteur de sa poitrine, la plénitude de ses hanches, le léger contact de ses cuisses entre ses jambes, le contact de l’intimité de son sexe sur l’intérieur de sa culotte et le frottement des jarretières de ses bas sur la légère cellulite de ses cuisses. Elle le garda dans ses bras, se promena un peu avec lui dans la petite pièce qui servait de chambre à ses parents et s’assit. J. se vit, tout petit, véritablement laid. À ce moment, il n’avait pas de dimension, se sentait comme flotter dans ce corps, tout en ayant l’intime sensation qu’il collait à chacun des atomes intérieurs de cette peau. Elle le confia à sa mère, alla chercher son appareil photo en bakélite noire, reprit J. dans ses bras puis demanda à l’une des sœurs de J. de les photographier, le bébé et elle. Durant le bref moment où elle s’éloigna pour se saisir de son petit instantané, J. fut pris de panique voyant son propre corps au loin, c’est à dire à quelques mètres, mais il ressentit aussi un sentiment de liberté profonde. Il était elle sans avoir perdu la merveilleuse sensation de sa réalité de bébé. C’était beaucoup plus puissant que le jour où il était sorti du ventre de sa mère, maintenant c’était un dédoublement alors qu’à sa naissance cela avait été un déchirement… pour lequel il n’avait pas pleuré. La photo fut prise, lui dans elle, lui dans ses bras, elle souriante. Ce serait une photo en noir et blanc qu’elle déciderait de faire agrandir de façon à ce qu’elle puisse la faire rentrer dans le petit cadre de couleur vermeil qu’elle tenait de sa mère et il serait positionné sur la commode qu’elle avait héritée de sa grand-mère. Ce n’était pas son enfant, mais elle ressentait un profond attachement à l’égard de J., elle en parla à sa mère, insistant sur la bonhommie de ce petit personnage, son apparente faiblesse due à sa petite taille, elle n’osa pas aborder sa laideur qui de toutes façons, à son sens, ne présentait aucun intérêt, puisqu’elle savait que les bébés n’étaient que des êtres métamorphes. De son intérieur il dégustait ces émotions féminines, cette volatilité des idées, cette souplesse que l’on nomme grâce. J. n’avait que trois semaines, mais déjà, il était capable d’analyser avec la plus grande précision, durant ses instants de lucidité, en choisissant adroitement ses mots, certes imprononcés, mais combien clairs et présents à son esprit, la manière qu’il avait d’être en contact avec cette chair féminine. Lui s’interpénétrant avec elle par le biais des molécules odorantes jusqu’à se sentir être elle, mais tout en restant entièrement celui qu’il était, une peau dans une peau. Lorsqu’elle le reposa dans son berceau de bois peint en jaune qu’il trouvait laid, ce fut comme une respiration qui s’arrête et il fut à nouveau, replongeant dans son corps, corps incontrôlable, étroitement boudiné mais qui le maintenait en relation étroite avec la dureté froide du monde. Chez elle, il s’était senti léger, chez lui il se remarquait incroyablement lourd. À nouveau, ce sommeil envahissant, cette densité encombrée qui le torpillait en pleine extase vivante, quelques soubresauts et il partit dans un monde noir et certainement chaud, vibratoire et proche, celui du fond de son esprit, lieu encore totalement indompté et incohérent. Les deux ou trois premières secondes de glissement l’angoissaient, comme s’il se savait mourant, puis le néant avant d’organiser, dans des rêves bousculés, sa vie de petit estomac humain. Il respirait plus fort qu’à son habitude lorsque la voisine quitta la pièce. Pendant un bref moment entre deux endormissements, il pensa que c’était horrible d’être un bébé. Ses parents avaient quitté la pièce, il passa ses mains sous son nez pour sentir l’odeur de la voisine brune qui venait de partir, mais qui était encore là… Puis il s’endormit encore une fois… Il en était ainsi pour cette fois là.
TROIS
Les premiers mois de sa vie se passèrent ainsi, de sommeils comateux en glissements de personnalités, souvent incontrôlés, soumis aux odeurs corporelles, aux rencontres féminines, jeunes ou vieilles, jusqu’à des repas engloutis à une vitesse qu’il ne pouvait plus supporter. Mais son corps grandit, son regard s’affuta et ses mains commençaient à être sous son contrôle. Cependant un soir juste au moment d’un endormissement qu’il trouvait plus lent, moins violent qu’à l’accoutumé, presqu’agréable, alors qu’il se savait seul dans sa pièce, il glissa de manière incompréhensible dans une situation dont il ne comprenait pas le pourquoi. Il occupait un corps de femme qu’il n’avait jamais vue, un corps prisonnier d’une histoire, d’un vécu dont il avait connaissance grâce à cette effraction. Cette sensation presque douloureuse s’inscrivait dans un temps, une histoire qui n’était pas la sienne… C’était une autre qui l’accueillait, une femme qui accueillait aussi l’histoire récente de J., leurs deux vies allaient intimement se mêler pendant un temps dont il n’était pas encore possible de connaître la durée. Au moment où il fut en elle, il sut son histoire.
*
Aussi loin que je m’en souvienne, moi qui l’ai connue, Clémence était parfaite. Elle n’avait pas besoin de parler pour demander, pas besoin de remercier même après avoir demandé… Ceux et celles à qui elle demandait, tombaient sous son charme…tombaient au sens propre, morts parfois, éteints souvent, oubliés d’eux-même à chaque fois. Il est vrai que Clémence avait un corps… un de ces corps outrageusement féminin. La rondeur de ses hanches n’évoquait pas l’enfantement, mais la danse corps à corps, quelque chose entre salsa d’un soir et amour chaud du matin, son cul était à lui seul une sculpture hémisphérée pour un errant à temps plein, voûte d’un ciel à deux étoiles, dont l’une s’apercevait à l’occasion d’un entrechat et l’autre se remarquait juste au coucher ou au lever de la précédente. Quant à ses seins, ils explosaient lourdement à la surface d’un décolleté savamment mis en scène pour une seule représentation en un acte… Ceux qui la croisaient, bandaient. Certes ils bandaient, mais baissaient les yeux… Très peu osaient croiser son regard. Il faut pour le moment présent, celui de votre lecture participative, que vous imaginiez la splendeur de Clémence, l’impact d’une demoiselle d’Avignon, la provocation d’un « Déjeuner sur l’herbe », le cul d’une pin-up de bande dessinée, les seins de la mère nourricière et autour d’elle, une bande de larves à couilles blindées qui ne pensait qu’à s’immiscer en elle pour déposer leurs gènes malodorants et appauvris par tant de temps passé à baver… ces chiens lubriques, qu’eurent-ils mérité ? Clémence, la plupart du temps, passait au milieu de ces êtres rampants et elle dominait, non qu’elle fut dominatrice, elle n’en avait pas le souffle intellectuel ni la perversité, elle ne se posait même pas la question de savoir quel était le rapport de force qui s’établissait entre ces individus et elle dès le premier regard posé… elle savait qu’elle était là et que tous ceux qui la regarderaient, ces pauvres cons, ne seraient plus là pour longtemps… je le sais moi qui l’ai connue. Outre un corps parfait, et même s’il ne l’était pas forcément aux yeux de tous car il possédait en excès de cette force sexuelle et sensuelle qui s’imposait au-delà de toute considération rationnelle et canonique, elle avait également un caractère d’une grande spécificité. Elle n’hésitait jamais… d’aucuns eurent pensé que ces actes étaient mûrement réfléchis au regard de la fermeté et l’opiniâtreté avec laquelle elle entreprenait, avançait, agissait, s’imposait, osait, touchait… disait. Et bien non, elle ne réfléchissait pas, cela faisait partie de cette force sensuelle, elle avait en elle une ressource infinie, directement reliée à la certitude que lui donnaient ses formes, son odeur corporelle, sa bouche dont tous les hommes pensaient qu’elle était certainement une des portes du paradis terrestre… mais quand elle l’ouvrait, c’était souvent pour les empêcher de parler plus en avant… elle les tenait en bouche, comme d’autres avec de puissants bras musculeux soulevaient hors du sol de lourdes charges, elle, d’un sourire, d’une parole riche en labiales ou en sifflantes faisait taire les mâles tout aussi puissants ou investis du pouvoir que l’humanité s’était donnée le droit de donner à ses congénères… Clémence était capable, d’un simple glissement de lèvre ou de langue sur la partie la plus sensible que l’humain masculin puisse posséder, de faire taire, avouer, penser « à contrario », douter….Elle en usait sans jamais en abuser, elle en abusait souvent jusqu’à l’usure. Sa force de caractère était alliée à l’infime précision de sa sensibilité physique… Jamais je ne lui aurais confié ma bite plus de trente secondes.
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J. était perdu au milieu de ce corps, totalement voué à une existence sexuelle dont il ne comprenait pas la puissance. Cette femme lui était totalement inconnue, cette féminité outrageusement sensuelle l’empêchait de respirer correctement, il ne comprenait pas comment il se retrouvait ici, là, dans ce corps, cette personne… il attendit, sensation après sensation, émotion après émotion… Il cherchait à comprendre, cherchait, fouillait dans le mondre recoin de sa mémoire…
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La vie de Clémence n’avait réellement débuté qu’à l’âge de ses seize ans, quand elle avait pris conscience de l’impact qu’elle pourrait avoir sur la gente masculine… Son premier amant fut un homme plus âgé qu’elle, un de ceux qui pensent qu’à quarante ans tout leur est possible, que leur influence testostéronique sur les femmes a plus d’importance que la parole qu’ils peuvent avoir avec elle, bref un futur vieux beau, un bito-dépendant centré sur un nombril dont l’axe vital passe par l’extrémité de son prépuce jusqu’aux poils qui ornent son torse viril… Elle l’avait choisi pour cela. Lui, n’avait pas vu la différence entre une gamine de seize ans et une Clémence de seize ans… On l’a retrouvé le lendemain, au bas de l’hôtel qui avait servi à héberger leurs ébats, leurs abats peut-être ? Il était hagard, se promenait torse nu avec un pantalon qu’il tenait de ses deux mains, des marques de strangulations faites par la ceinture qui aurait dû servir à tenir ce pantalon en place. Il avait un sourire béat mélangé à un regard cloitré par la peur, il ne parlait pas, il ne parla presque plus, il n’en parla jamais…
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J. ne se souvenait de rien, le temps lui paraissait confus, il se sentait égaré, loin de son corps de bébé. Il pleura… Sa mère ne se déplaça pas, son père non plus, peut-être ne l’avaient-ils pas entendu ? Peut-être n’avait-il pas pleuré ? Était-il encore dans son corps ? Il sentait une angoisse respiratoire, lentement monter jusqu’à son cou, jusqu’à sa bouche, il aurait pu pousser un terrible cri s’il avait pu localiser où était sa bouche. Il s’entendait plus parler par la bouche de Clémence sans pour autant véritablement la percevoir… Où était-il dans Clémence, quand était-il dans Clémence ?
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Clémence avait eu des concurrentes, de celles qui voulaient être plus qu’elle, plus belles, plus grandes, plus sexys… elles existaient certes, mais se mettre en concurrence avec Clémence, c’était risquer… risquer de se perdre corps sans âme, ne plus se reconnaître dans un miroir. Donc un soir, dans un de ces bars où les jeunes femmes et hommes aimaient à s’entasser pour laisser monter à eux de puissantes effluves corporelles qui les enivraient tout autant que l’alcool qu’ils ingurgitaient, une jeune, pas encore femme mais plus jamais fille, sentit que le garçon avec qui elle comptait finir ce tôt début de journée, était en liaison visuelle avec Clémence. Celle-ci usait abondamment de la rougeur de ses lèvres sur le goulot de la bouteille de bière et cela évoquait certainement à ce jeune homme, aussi simple qu’un bouton de braguette détaché pour une femme, une possibilité fellatoire non sans intérêt. Il était très con, comme un mâle normal dont le cerveau est perturbé par un flot de testostérone… et l’image d’un corps parfait, et l’image d’un instant toujours unique. Sa jeune amie vint s’interposer entre eux deux et se trouva face à Clémence… Elle la dévisagea, Clémence l’ignora totalement se dirigea vers le jeune et s’agenouilla face à son sexe dont la forme contondante masquée par le tissu à fleurs de son short, ne laissait envisager qu’une éjaculation certaine et précoce…le bar se tut, la copine hurla et tenta de se jeter sur le dos de Clémence, en espérant peut-être lui arracher son opulente chevelure rousse, elle était rousse ce soir là. Clémence avait eu le temps de mettre à jour, l’objet du désir, ce truc ni long ni mou, qui turgéçait et agaçait… Elle se retira au moment précis ou l’autre arrivait. La furie se cassa deux dents, il eut le sexe coincé entre les tabourets de bar et la bouche de sa future ex-amie… ses couilles ne perdirent leur couleur bleu foncé qu’au bout de trois semaines… elle saigna abondamment de la déchirure de sa lèvre et sa cicatrice détruisit la beauté du sourire dont elle se vantait auparavant…
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J. se réveilla, c’est ainsi que cela se dit… il venait de vivre pleinement sa première vie de rêve profond dont il gardait une sensation de réalité plus que troublante. Il avait dormi toute une nuit, complète, sans avoir faim. Le rêve, ou une autre vie, l’avait totalement envahi, il avait la certitude qu’il avait été réellement dans le corps de Clémence, qu’il avait été Clémence… Personne d’autre que lui ne pouvait confirmer cette possibilité. Ses parents avaient remarqué que cette nuit avait été plus agitée que les précédentes, mais ils n’en avaient pas fait cas. Ce bébé était éprouvé, interloqué par la conscience qu’il avait de ce voyage intérieur. Il passa les journées suivantes sans pleurer, contrôlant son sommeil au maximum de ses possibilités, analysant au plus précis cette Clémence et cette sensation de rêve. Il était persuadé de la réalité du moment qu’il avait vécu, mais ce qui le perturbait fortement, c’était qu’il avait eu l’impression d’avoir été à la fois acteur et observateur de son rêve. Il avait envie d’y retourner pour mieux comprendre, mieux sentir ce qui se passait. La nuit suivante, épuisé par les précédentes à ne pas ou peu dormir et se surveiller, il lâcha prise et repartit dans cet instant rêvé…
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Quand je l’ai connue physiquement et non pas bibliquement, surtout pas, elle n’avait que dix sept ans. Je l’ai abordée alors qu’elle était en train de s’opposer à deux types qui essayaient de lui piquer plus que son sac, d’ailleurs je n’ai pas souvenir qu’elle ait jamais porté un sac…Je l’observais de ma voiture, une Buick année 32, un modèle introuvable et totalement indiscret, mais c’est comme cela que je passe le plus inaperçu, on regarde plus la voiture que moi et c’est l’essentiel. Un des deux hommes qui en voulait au cul de Clémence était justement à terre, un des escarpins de cuir noir qu’elle portait aux pieds était fortement enfoncé dans la partie postérieure de l’homme, pas dans la viande, non, dans le trou de son cul… joliment visé et puissamment porté ce coup de pied. L’autre était debout, son oreille droite pendait au bout d’un lambeau de peau d’une quinzaine de centimètres, il hurlait et saignait abondamment. Clémence s’essuyait le tour de la bouche avec le T-shirt déchiré de ce mec à une seule oreille maintenant, parce qu’elle venait de tomber… Elle souriait, les deux types blêmissaient. Je sortis de la voiture, j’avais laissé mon arme dans la boite à gant, je ne suis pas certain d’avoir jamais eu une arme… Elle me vit venir, ce n’est pas pour autant qu’elle décida de fuir, elle s’avança, très élégante dans une splendide robe rouge à pois blancs, sa bretelle gauche avait été déchirée durant la lutte et son sein gauche était nu… on eût dit une amazone. Elle avait pris son dernier escarpin dans sa main droite… prête à s’en servir… Elle souriait. Je lui dis bonjour et sans attendre qu’elle me crève les yeux, je lui demandai:
«Souhaiteriez-vous travailler pour mon organisation…?»
Elle s’immobilisa, je ne bougeai pas et restai hors de portée d’escarpin.
«Il y aura des hommes ?» me demanda-t-elle.
Après quelques secondes qu’elle prit pour de la réflexion mais qui n’étaient en fait que de l’observation plus ou moins concentrée sur son sein, je répondis.
«Il y aura des hommes effectivement, mais je dois t’expliquer ce qu’est mon organisation.
_ Je t’écoute.
_ Nous restons debout au milieu de la rue ou…?
_ Là-bas il y a un banc, viens t’asseoir.»
Je la suivis quelques pas en arrière, elle marchait lentement, excessivement lentement, juste pour mieux laisser ses hanches envahir mon espace émotionnel… Je restai de marbre. Quand nous fûmes assis, elle ne couvrit pas son sein, elle le laissa reposer fermement le long de son bras. Je lui expliquai :
« Je viens d’un pays qui n’a pas de frontières, peu de population, dont les lois sont simples… je devrais dire la Loi. Dans ce pays qui n’en est pas un, qui n’est qu’une idée de pays en quelque sorte, il n’y a que des hommes tous persuadés que la Femme est l’avenir de l’Homme, aussi bien dans son devenir matériel, que dans son exaltation sensorielle et dans son avenir existentiel. Nous sommes cent à travers le monde en quête de notre représentante, cent hommes qui avons juré fidélité à l’avenir de l’humanité si c’est une femme qui la conduit ou à sa disparition si les hommes continuent ainsi. Dans notre pays inconstitué chacun d’entre nous choisit une femme… qui lui semble exceptionnelle par ses qualités physiques pour certains, intellectuelles pour d’autres. Chacun d’entre nous devra faire tout ce qui lui semble bon pour que sa représentante accède à toutes les strates du pouvoir, jusqu’à temps qu’elle soit celle qui conduira le monde… Si nous échouons, nous détruirons ce monde. C’est aussi simple…
_ Et pourquoi moi ? mon cul ? mes seins ? …. le reste ? ce que je ne peux voir…
_ Ton instinct de femelle…
_ Et ma main sur ta gueule ?»
Il me fallut encore de nombreuses minutes pour lui expliquer le sérieux et la réalité de notre existence, le sérieux et la finalité de notre projet… Elle m’observa alors, droit dans les yeux, son sein toujours aussi nu, son escarpin toujours aussi noir à la main… Du silence observant, elle passa au silence questionnant qui aurait pu aboutir à un départ ou à un coup à travers la gueule de l’interlocuteur déstabilisant que j’étais. Elle préféra me questionner.
«Je serai obligée de coucher avec toi ?
_ Surtout pas… mais tu pourras être obligée de m’obéir.
_ Et si je refusais ?
_ Je serai peut-être contraint de choisir une autre femme…»
Elle replongea dans un silence durant lequel elle remonta sa robe sur son sein, jeta son escarpin dans une poubelle à quelques mètres du banc où nous nous étions assis puis relevés très rapidement. Elle observa ses pieds, se les caressa, se les gratta, péta un coup sec et nécessaire, elle en sourit…
«Il faudrait que tu m’en racontes plus, que je puisse te poser toutes les questions que je veux, que je puisse te toucher aussi… là je n’en ai pas envie… il faut que je réfléchisse…
_ Voici ma carte, il y a un numéro de téléphone, tu peux m’appeler à toute heure du jour et de la nuit. Il n’y aura jamais aucun contrat de signé entre nous deux, juste un pacte, un signe de tête, une liberté totale de choix et de décision… donc de départ. Je te propose une vraie liberté.
_ Je ne peux pas imaginer cela autrement…»
Alors elle remonta sa robe jusqu’à son ventre, elle quitta son string qui était de la même couleur que sa robe, une transparence en plus sur une peau de fin de ventre totalement glabre dont le grain prenait la lumière si finement que cela me laissait à penser qu’elle était d’une douceur et d’une fermeté non-ordinaire. Elle frotta vulgairement sa culotte contre son sexe et me la jeta à la figure.
«Tiens voici ma carte de visite…»
Elle se retourna en soulevant sa robe dévoilant un cul que je qualifierais encore et toujours de traumatique, fit quelques pas en roulant des fesses, mit sa main droite sur sa fesse droite. Sa robe retomba et elle s’éloigna. Je la regardai s’éloigner jusqu’au coin de la rue, je mis sa culotte dans ma poche non sans l’avoir senti en fermant les yeux… je me souviens d’une unique faiblesse à ce moment là…
*
J. se réveilla en pleurant. Était-il Clémence ou J., vivant ou mort, vivante ailleurs ? Comment pouvait-il, lui petit bébé au creux d’un lit de bois peint en jaune qu’il trouvait laid, comment-pouvait-il avoir cette sensation si profonde et réelle d’une autre matérialité? Il hurlait à son réveil, il hurlait à en avoir de la fièvre. Ses parents appelèrent le médecin. Celui-ci se déplaça rapidement, observa le petit laid sous toutes les coutures… Rien, pas de fièvre, pas de signe extérieur de blessure, pas de grosseur, pas de rougeur. Le médecin ne pouvait pas imaginer ou voir la question que se posait J.. Qu’est-ce que je fous là ? Qu’est-ce qui m’arrive ? Comment se fait-il que je me passe d’un corps à l’autre, que j’en aie conscience, que j’aie le sentiment d’être les deux en même temps ? Cette nuit là le bébé dormit peu, sa conscience d’homme mature imagina toutes les solutions possibles que son intellect pouvait appréhender. Il se crut mort en transit dans plusieurs âmes, il pensa être une déité capable d’ubiquité, mais ses sensations d’endormissement lui firent nier aussitôt cette idée. Un dieu ne peut pas s’endormir. Il pensa être dans un rêve, qu’il se réveillerait bientôt dans un autre corps, le sien… Mais J. était bien, entre autre, ce bébé qu’il se savait être. Celui qui sombrait dans un sommeil si lourd qu’il faisait dire à ses parents qu’il était un bébé tranquille, calme, facile à vivre. Mais à chacun des moments où il glissait, il passait réellement dans le corps de cette Clémence qui vivait plus loin dans une autre ville, dans un autre pays, mais bien au-delà de son entendement… Et qui était cet homme avec qui elle avait parlé précédemment, cet homme qui ne cessait de la regarder, l’observer ?
*
Clémence était née, peut-être en 1969, dans une petite ville du centre de la France, insignifiante ville de moins de deux mille habitants. Ses parents, ouvriers dans une usine de pneumatiques pour vélos et autres véhicules à système de sustentation propulsorotatif, ne l’avaient pas particulièrement éduquée pour être une femme finale… Ils ne l’avaient pas éduquée, juste élevée, nourrie, lavée, comme il se doit quand on a un enfant… ils l’avaient certainement aimée, mais sans plus, elle faisait partie de leur contrat de mariage. Donc on ne pouvait dire qu’elle avait baigné dans un flot d’amour filial ou de volonté parentale de la voir évoluer vers une autre condition que la leur. Elle avait un manque d’âme comme il arrive parfois chez certains êtres humains. L’école avait contribué pour une bonne part à la mise en place de sa structure intellectuelle… mais l’école ne l’intéressait pas. Elle ne s’opposait pas, ne disait jamais non ni oui, mais elle sentait qu’elle pouvait arriver à ses fins et enfin simplement en agissant sans lutter contre le courant qui la portait elle et ses congénères. C’est cette transparence relative et sa capacité à pressentir le futur immédiat qui permirent à Clémence d’arriver à l’adolescence avec une certaine fraîcheur, loin de toute angoisse existentielle. Le jour où elle sentit le premier regard d’un homme sur son corps , elle sut que le monde était simple pour qui savait le lire. Elle passa du corps d’adolescente au corps de femme calmement, en s’épanouissant lentement. Son esprit et sa manière d’agir étaient les mêmes depuis le jour de sa naissance…
Clémence avait un rapport à son corps qui était des plus extra-ordinaires. Entre le jour où je lui fis cette proposition et le moment où elle daigna me répondre, il se passa presque trois années, temps durant lequel je ne la quittais ni des yeux ni du regard, encore moins de mon esprit… tout en persistant à trouver éventuellement d’autres femmes aptes à devenir celle que je cherchais, Clémence pouvait à tout moment disparaître, évoluer vers une forme plus sociale de la féminité. Mais l’essentiel de mon action contemplative était tourné sur l’évolution vibratoire et ondulatoire du corps de Clémence à travers l’espace social dans lequel j’avais pris l’habitude de l’observer. Je ne pourrais dire si elle sut que j’étais là, plus que discret, plus qu’absent, plus loin qu’il n’était nécessaire… mais je la suivais comme on suit une étoile dans sa course nuit après nuit… Elle était souvent nue, ou apparaissait dans une nudité relative… lumineuse donc.
Peu de temps après l’avoir contactée, je la suivis durant ses premières vacances d’été, seule… ou presque. Elle attirait des nuées de mâles, des flux de regards tous plus violentant les uns que les autres…Sur cette plage du sud-ouest de la France, retirée des zones de surveillance, elle allait se faire bronzer, nue, quittant le camping où elle avait planté une ridicule petite tente bleue, simplement vêtue d’un paréo jaune et marron qui surcontrastait avec sa peau caramélisée… Elle traversait le camping, toujours ainsi dévêtue, et laissait voler ce tissu coloré quand le vent d’ouest soufflait au plus fort, sans la moindre intention de l’empêcher de dévoiler son corps. Les hommes la regardaient, les hommes se mettaient en arrêt à l’instant précis où elle se dirigeait vers la plage, sa plage; elle partait systématiquement à la même heure chaque jour, ritualisant son passage, obligeant tous les mâles à ne plus vivre sans son image… et à cet instant on n’entendait plus que des souffles courts et appuyés qui suivaient le rythme du déplacement du cul de Clémence. Certains avaient la chance d’apercevoir son sexe entièrement glabre, d’autres fixaient leurs regards sur chacune des pointes de ses deux seins, tendues et collant au très léger coton humidifié par une sueur de début d’après-midi. D’autres se faisaient interpeller par leur femme, et quelques rares avaient la chance de l’apercevoir quand elle renouait son paréo alors qu’il venait de faire mine de se dénouer. Ainsi elle s’arrêtait, défaisait le noeud placé au-dessus de ses seins, écartait les bras pour remonter l’étoffe peinte et alors qu’elle était donc entièrement nue, elle prenait le temps de se mettre face au vent pour donner à son corps l’odeur du sel et de la mer en se cambrant au maximum afin de soulager son dos et arrondir sa croupe pour que tous les mâles silencieux et apnéiques qui étaient derrière elle puissent en profiter. Il y avait toujours un homme qui la suivait entièrement du regard, lorsqu’elle se tournait vers lui, nue, il baissait les yeux, tout au plus les détournait… au pire éjaculait dans son short. Alors elle se dirigeait vers la mer… après les respirations haletantes on passait à un lourd et sourd roulement de bruits cardiaques, tous à l’unisson du rythme du flux sanguin qui empourprait leurs corps caverneux, leurs tissus capillaires et autres muqueuses. Elle aurait pu être virée de ce camping pour atteinte à la pudeur, exhibition… mais personne n’osait et les rares femmes qui avaient eu l’idée de le faire en se plaignant auprès du directeur du camping, s’étaient retrouvées plus nues qu’elle lorsque les portes de leur cabine de douche étaient tombées lors de leur toilette quotidienne, un matin. Elle savait faire croire qu’elle était partie avec un de leurs hommes, elle savait faire parler celles qui n’avaient rien à dire et de rumeurs en rumeurs, de bruits en bruissements, les cocues se montraient du doigt, les suceuses de dessous les douches nocturnes se découvraient être de maîtresses femmes sans qu’elles le sachent, les prises par derrière debout contre le mur des chiottes avaient les mains râpeuses… et elle promenait ses lourds seins face aux yeux de tout ce petit monde féminin qui la haïssait tout en s’identifiant à elle. Les hommes convulsaient, les femmes utérinaient ; elle, vaginait mollement au centre de sa sphère érotophile… Une autre femme apparut à ce moment là. Cette femme avait moins de quarante ans. Elle apparut dans la vie de Clémence comme l’amour dans une histoire d’amour… Au coin d’une rue, un matin de jour de marché. C’était une grande brune, habillée de noir, romancière ou biographe ou photographe de son état, certainement manipulatrice d’histoires et de mots… une femme superbe, certaine, apaisée mais d’une violence rare à l’encontre de qui ne savait pas lui plaire. Elle n’aimait personne, était toujours dans l’observation de son entourage immédiat, en quête d’un ou d’une autre qui viendrait se coucher lourdement dans son prochain livre ou sa prochaine histoire, elle les collectionnait. Elle tomba sur Clémence au coin d’une rue, entre l’étal d’un vendeur de melons et une jeune femme tatouée qui vendait des robes maladroitement fabriquée en Asie du sud-ouest exceptionnellement…Leurs deux poitrines se heurtèrent avant que leurs deux visages se frôlent. L’une était aussi brune que l’autre était ce jour là rousse ou presque, elles étaient de même taille, Clémence avait plus de poitrine que cette femme dont je ne connaîtrai certainement jamais le nom, mais elles avaient la même cambrure pour un type de cul aussi provocant l’un que l’autre. La femme était habillée d’une robe noire, je ne la verrai toujours qu’habillée en noir, une robe sans manche, de grande marque, certainement signé par un grand nom de la couture ou cousu par un petit tailleur qui connaissait parfaitement son corps, l’angle exact qui permettait à ses reins de laisser arrondir ses fesses sous cette robe noire d’une banalité déconcertante, bref le corps embellissait cette robe encore plus que nécessaire… Clémence portait une robe verte, nue dessous, je l’avais vue s’habiller dans sa petite tente bleue qu’elle avait laissé ouverte… il est vrai qu’il faisait chaud. Clémence venait de l’est et le soleil qui éclairait dans son dos passait à travers le fin coton de sa robe, on lisait plus qu’on ne devinait les courbes précises et fermes de son corps, l’un des rayons qui avait eu la délicatesse de se refléter sur le miroir d’un marchand passait exactement à la parallèle de son entrejambe, éclairant en quelque sorte de l’intérieur le plus fin de son sexe. Donc elle était nue. La femme la dévisagea, leurs deux poitrines collées l’une à l’autre, Clémence ne bougea pas, elle profitait de la chaleur du soleil dans son dos. La femme leva sa main gauche qu’elle posa sur la poitrine de Clémence en la repoussant légèrement pour se détacher d’elle. Clémence la laissa faire… Un léger vent souffla, la jupe de Clémence se souleva, je pris une photo de ces deux femmes, une photo verte, noire et lumineuse. La femme en noir contourna le corps de Clémence en effleurant les tissus de leurs robes respectives, leurs hanches se frôlèrent, aucune n’eut un sourire mais chacune ressentit intérieurement la satisfaction de la découverte d’une harmonisation. Ce fut leur première rencontre. J’avoue que l’image de la femme en noir resta longtemps présente à mon esprit, au moins jusqu’au moment où la pellicule fut développée. Leurs deux corps s’éloignèrent l’un de l’autre, je n’avais pas d’autre choix que de suivre Clémence, mais il est vrai que j’eus un doute qui me poussa à me retourner sur le corps lent, long et de plus en plus lointain de cette femme en noir, je savais que je ne serai pas sans la revoir. Quand je passai à l’endroit où elles s’étaient rencontrées, je remarquai que cette femme avait fait tomber de sa boite une photo d’un paysage, un paysage marin de bord de mer pris de trois-quarts haut, le style de paysage méditerranéen que l’on ne peut voir que si l’on possède une de ces grandes villas accrochée à l’une des falaises d’une des côtes de secrètes de la mer méditerranée, tout y était trop blanc cependant, trop cubique, trop symétrique… Je ramassai et conservai. Je suivis Clémence qui retournait à son camping, elle avait réussi à se nourrir au marché sans dépenser un sou, se penchant devant le marchand de fruits en demandant si cela ne le dérangeait pas qu’elle goûte sa pêche, qu’elle suce son fruit, et ce avec un sourire… le commerçant se payait avec un regard prolongé et appuyé sur ses deux seins lourds et fermes qui s’ils n’avaient appartenu à Clémence, auraient pu se présenter formellement à côté de deux beaux melons. Sur le chemin du retour elle croisa un homme et encore un homme puis un autre qui lui ne se retourna pas sur elle ni ne la regarda. Elle le sentit et entreprit instinctivement une mise en scène pour qu’il s’occupât d’elle afin qu’elle s’occupe de lui… Elle cria, lui se retourna sur ce cri, elle était à terre et se tenait la cheville, il se dirigea vers elle afin de lui porter secours… Il ne pouvait pas ne pas voir le sexe de Clémence qui s’offrait à son regard, elle était assise à terre, jambes écartées, geignant d’une douleur feinte, cependant en se précipitant à terre elle avait réussi à se blesser sur un des cailloux du chemin plus coupant que les autres, donc elle saignait d’une douleur geinte. Il ne dit mot, sortit un mouchoir en papier pour essuyer le sang coulant. Clémence avait encore plus relevé sa robe son ventre était pour ainsi dire nu, il eut la délicatesse de le recouvrir, elle eut l’indélicatesse de présenter son pied au contact du bas-ventre de cet homme. Il n’en sourit pas, resta dans un silence absent qui énerva Clémence, il l’aida à se relever. Elle le prit par la main et l’entraîna derrière les arbres du bord du chemin. Cette indifférence à son égard l’excitait autant que cela aurait pu la rendre violente, il était hors de question qu’un homme résistât à ses charmes associés à son charme. Elle déboutonna son pantalon qui tomba sur ses tennis rouges, Clémence engloutit son sexe dans sa bouche, elle ne le lâcha pas, il ne bougea pas, ne la toucha pas, il se contenta de jouir violemment sur le visage de Clémence qui souriait. Son silence, maintenant constant, raccompagna la fermeture de sa braguette… il déposa un baiser sur le front de Clémence qui avait encore le visage maculé, il partit, reprenant son chemin là où il l’avait quitté et retourna vers le village d’un pas marqué. Clémence se masturba adroitement le dos appuyé à un arbre, elle saignait toujours de sa blessure. Elle reprit sa route sans s’être essuyé le visage qui sécha vite au soleil presque à son zénith.
*
J.du fond de son corps, avait tout vu, tout entendu, tout senti…silencieusement, délicieusement. C’est avec ce délicieux silence qu’il savait comprendre les évènements de sa vie. En cette fin de journée ensoleillée, il avait trois mois dans un lit jaune laid, vingt ans tout au plus dans un autre corps, il était les deux, mais ne savait pas qui il était, comment elle était. Il savait simplement qu’elle profitait instinctivement de la plénitude de sa vie de jeune femme, certainement très belle. Il n’aurait pas su dire et encore moins quantifier le temps qu’il passait dans le corps de Clémence, tout devenait plus confus, diffus, instable tant il évoluait rapidement de l’un à l’autre. Il ne se sentait plus vivre dans son corps de bébé, croyant qu’il y revenait juste pour dormir, alors que parfois ce n’était que quelques secondes qui le retenait dans cette femme. Il était de plus en plus elle, se faisait remarquer par des gestes sensuels qu’il l’obligeait à exécuter, Clémence se demandant alors pourquoi elle agissait ainsi. Il l’accompagnait dans ses soupirs, ses tendresses… l’empêchait de respirer quand elle se caressait. Clémence ne voyait pas cet homme qui l’observait alors que lui, de l’intérieur de son corps le sentait, le remarquait… J. savait combien la bienveillance de cet homme était importante.
Clémence l’avait cependant remarqué, elle sentait qu’elle était habitée, par une autre existence, un autre corps immatériel. Elle ne savait pas trop localiser ou représenter la taille de celui-ci mais elle sentait qu’on lui caressait les seins de l’intérieur… Elle, on ne pouvait certainement pas la tromper sur les relations et sensations qu’elle avait avec son corps. Elle ne paniqua pas pour autant, elle en profita mollement, l’isolant un peu de la relation qu’elle avait habituellement avec l’extérieur, elle n’était plus en interaction mais en action interne. J. visitait ce corps un peu comme s’il nageait dans une piscine d’eau chaude et lumineuse, une piscine plus chaude que les autres aux circonvolutions internes extraordinairement saines. Clémence était irradiante intérieurement et la présence de J. n’était pas vécue comme une parasitose, mais plutôt comme une complémentarité. Elle crut même qu’il s’agissait de son alter ego tant elle remarquait que son hôte plaisait à son corps. Elle prenait un plaisir évident et réel, un orgasme ad libitum… Elle se sentait pleine, en plénitude, pleinement femme… Mais J. ne l’accompagnait pas toujours, il basculait parfois dans son petit corps, étouffé, attentif d’un instant plus lumineux qui le conduirait définitivement dans elle. Ses parents commençaient à s’inquiéter du comportement de leur enfant, il régressait, ternissait, ne pleurait plus pour manger… il s’éteignait doucement, sa lumière intérieure baissait, cela se voyait dans son regard qui ne se fixait plus sur les autres de la même manière, il s’était retourné vers l’intérieur, au dedans…Il était plongé dans le corps de Clémence… Clémence l’accueillait toujours plus généreusement, érotiquement. J. se sentait chez lui, toujours plus. Mais quand il n’était pas là, elle se sentait terriblement vide, vide à en paniquer. Elle qui était toujours certaine, sure, droite… elle arrêtait tous les fonctionnements de son corps, s’enfermait dans le noir, couchée dans son lit. Quand elle le sentait revenir, tellement sa sensibilité était forte, elle le laissait pénétrer son corps comme si il avait été son amant du dedans.
*
Depuis la nuit des temps, depuis que l’Homme a pu écrire et qu’il a structuré ses sociétés par l’intermédiaire de lois, notre congrégation existe au delà de toutes considérations religieuses, ethniques, sociales ou spirituelles. Elle n’a toujours été composée que de cent hommes, jamais plus, jamais moins qui au fil des siècles se sont passé cette charge et mission de père en fils, d’homme à homme, d’initié à disciple. Chacun d’entre nous a pour mission de trouver celle qui accèdera au pouvoir total, féminisant la société afin qu’elle ne tombe pas dans le chaos et l’obsolescence. Nous avons compris depuis toujours que la violence innée de l’homme ne pouvait permettre au pacte social initial de perdurer. Seule la bienveillance féminine a pu maintenir un semblant d’harmonie afin d’éviter toute forme d’extinction prématurée de la race humaine par une violence accrue et récurrente axée sur la destruction du prochain pour la réussite d’un groupe plus performant sur le moment. Ainsi depuis toujours nous veillons à l’équilibre des émotions et nous cherchons sans pour autant l’avoir trouvée celle qui sera… elle n’est qu’une élue. Mais ayant pris conscience que notre surnombre ne pouvait permettre une inversion totale de sexocratie et de sexologique, nous avons pris la décision de détruire le monde avant la fin de l’année 2050 si aucune amélioration notoire du flux sociétal dégénératif n’était remarquée et ressentie. Depuis deux mille ans nous avons essayé, parfois avec de belles réussites… Néfertiti, Cléopâtre, Aliénor d’Aquitaine, Mary Stuart, Hypatie d’Alexandrie, Jeanne d’Arc, Pocahontas, Mulan, Catherine de Médicis, Messaline, Victoria et d’autres encore dont l’Écrit ne retint pas les noms mais qui parfois firent basculer l’histoire positivement, mais aussi a contrario de ce que nous avions pu espérer. Ainsi Jésus avait une sœur jumelle qui fut tuée par un légionnaire romain, mais c’est elle qui le guida dans son destin, si elle n’était morte prématurément elle aurait pris sa place. Attila était une femme, nous étions les seuls à le savoir. Jules César tomba amoureux d’une princesse gauloise qui devait calmer ses ardeurs conquérantes mais elle mourut des suites d’un accident de cheval, fou de douleur il conquit le reste du monde connu. Christophe Colomb tomba à l’eau poussé par Maria Térésa de Villalobos, déguisée en homme et engagée comme géographe, elle savait ce qu’il allait découvrir et ne pouvait mettre en péril les sociétés amérindiennes, mais ce soir là un homme se réveilla et le sauva, elle fut découverte, jetée à l’eau à son tour, Colomb fit jurer à ses hommes de ne jamais en parler, l’Amérique fut découverte. Implanter l’empathie féminine au sein du pouvoir masculin avait toujours été notre volonté. L’homme qui m’a transmis cette tâche m’a toujours expliqué qu’il n’était certainement pas nécessaire de choisir ou la plus belle ou la plus intelligente, mais de laisser aller son instinct et de conduire la femme pour qu’elle soit au contact de ceux et celles qui sauront ou n’auront pas d’autre choix que de la mener plus avant. Toute la tâche reposait donc sur la conduite, la conduction et la mise en contact de l’environnement avec les capacités des femmes que nous, les cents nous choisissions. Il m’est évident que Clémence ne brillait pas par son intelligence, ni par son empathie… d’autres avaient par le passé, fait le choix de celles qui devinrent Marie Curie ou Mère Thérèsa. Mon choix portait sur cette femme pour sa faculté et sa facilité à opérer comme je pensais qu’il fallait opérer, il y avait une osmose entre mon esprit et sa sphère comportementale… je ressentais. Beaucoup de femmes détestaient Clémence pour son apparente niaiserie substantielle, beaucoup d’hommes ne supportaient pas Clémence parce qu’elle les obligeait à refouler en eux ce qu’ils avaient de plus odieux, de plus violent, de plus instinctif dans leur sexualité refoulée. Elle était, alors qu’eux se battaient pour ne pas être. Clémence avait une densité telle dans sa manière d’appréhender au plus juste le comportement masculin qu’elle ne leur laissait pas d’autre choix que d’être ou un mâle animal ou un ersatz résiduel de la transmission du chromosome Y, désormais détruit à 97 % par tant de réplications. Elle avait son intelligence dans l’utilisation de l’action exacte au moment où il le fallait, sans réflexion, sans doute, sans regret… elle avançait et à chaque fois qu’on se rendait compte de ses faits, elle était déjà ailleurs, dans un autre autrement. Elle passait d’une action à l’autre avec une telle efficacité qu’elle représentait à mon sens la véritable représentation du mot évolution… Elle agissait jusqu’à temps qu’elle ne puisse plus agir ou pour favoriser son intérêt ou pour son propre plaisir… elle était l’action, alors que tant d’autres ne regardaient que l’action. Moi, l’homme à qui l’on avait transmis, j’étais l’observation. De tous temps il nous avait été formellement conseillé de respecter la plus grande neutralité à l’égard du sexe féminin, l’action sexuée nous était interdite, l’observance de cette règle était essentielle à la réussite éventuelle de notre tâche. Nous ne pouvions mener à bien celle-ci que si nous étions capable d’éteindre notre flux hormonal et de le réduire à la plus profonde sagesse. Nous savions bien, et ce depuis l’aube des temps, qu’il nous était grandement difficile d’infléchir le sens d’exécution de l’axe sur lequel nos sociétés vivent. Si tel n’avait pas été le cas, il y aurait eu bien longtemps que les guerres auraient disparu et que les femmes auraient pris ce pouvoir temporel auquel les hommes étaient divinement attachés… ils avaient même créé un seul et unique dieu à leur image pour imposer cette faible force physique. Mais nous luttions et nos choix avaient de tous temps permis une constante, mais faible, adéquation du perturbant masculin avec le calme féminin. Les hommes n’étaient que cela: de faibles êtres du futur condamnés à imposer violemment leur croyance du présent… les femmes ou sorcières ou voyantes, savaient quel était le sens du temps et ce qu’il en adviendrait s’il n’était pas respecté… Nous les cents, n’étions que des pourvoyeurs du temps futur que nous savions lire dans l’immédiateté du présent, le fusible par lequel passaient toutes les tensions de notre humanité. Le cul des femmes calmait la haine destructive des hommes. Le corps des femmes apaisait l’invariable solitude temporelle des hommes… Et ces corps d’hommes les ancraient pesamment dans un temps toujours plus dur, toujours plus long à vivre.
*
Clémence et J. se réveillèrent, l’un dans l’une, l’une écrin de l’un, au moment où notre lune accompagnatrice faisait front à la noirceur de la nuit. La lune était pleine, brillante, savante… Clémence, de ses yeux verts et noyés de sommeil oublié, la regarda. J’étais au loin, moi aussi dans une ridicule petite tente qui abritait mon regard et mes regards. Elle sortit nue de sa tente, elle ne savait pas qu’elle était nue mais elle savait qu’il était nuit… Elle voulait un homme, un de ceux dont l’odeur corporelle peut pousser une femme à fermer les yeux et ne plus respirer, un de ceux dont la rusticité peut pousser une femme à ne plus vouloir être une femme, juste après leur rencontre ; un de ceux dont la corpulence et la pilosité ne peut satisfaire une sensibilité féminine acquise à la douceur et à la sensualité ou alors à de franches paysannes d’un autre temps à qui, si on avait demandé ce qu’elles en pensaient, auraient pris le temps de dire non et d’y penser avant de le dire… Il lui fallait un homme, un de plus.
Cet homme observait le corps de Clémence offert, certes, mais qui ne lui était pas destiné. Je le voyais manipuler ses organes génitaux plus en avant au fur et à mesure que sa tension nerveuse et sanguine augmentait, il allait la violer, peut-être la tuer juste avant ou juste après… tant qu’elle serait chaude et humide il n’en verrait pas la différence… il se dirigea silencieusement vers Clémence qui, nue, sentait que cette lune avait à lui parler. Je le vis sortir de la poche du pantalon qu’il portait encore, un couteau, je pouvais sentir sa forte odeur de l’endroit où j’étais situé. Tellement elle était collante, elle ne pouvait se détacher du fragile vent calorifère de cette soirée… Je tirai une seule balle l’abattant silencieusement, à la base de la nuque; tout au plus le sifflement de la balle dans l’air et le bruit pneumatique de sa sortie du silencieux de mon fusil pouvaient être pris pour la course d’un écureuil sautant d’arbre en arbre. La lourde masse de cet abruti tombant sur le sol, dans ce bosquet dans lequel il s’était caché laissa endormis les sens de Clémence. J’irai le ramasser une fois qu’elle se serait recouchée, là où il était il ne pouvait être vu et ce malgré la lumière jaunissante de cette pleine lune. Quelques minutes passèrent, Clémence sentit le sang couler le long de ses cuisses, elle passa sa main entre ses jambes… sentit ce sang chaud et s’en retourna vers sa ridicule petite tente qui sous la lumière de la lune prenait des teintes verdâtres. Avant de se coucher, elle remarqua l’exemplaire des Fleurs du mal que j’avais discrètement jeté alors qu’elle était dans son premier sommeil siestal, elle s’endormit au bout de quelques pages. Je fis disparaître ce corps lourd et pesant sous un arrosage d’acide extrême dont je gardais toujours quelques litres dans ma voiture, une fois réduit à de simples composants alliés à l’humus du sol, je hissai la petite cuve où désormais il reposerait dans le grand coffre de ma voiture, non sans l’avoir enveloppée d’un tissu. J’allai jusqu’à la plage où un bateau m’attendait suite à mon appel téléphonique cellulaire. Le corps serait plongé plus loin et dilué à l’océan. Nous les cents, avions toujours moyens de mener à bien notre projet… l’argent n’était pas notre problème et encore moins notre but…
Clémence saigna encore pendant quelques jours en restant dans sa tente.
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Je suis devenu l’un des cents par l’intermédiaire de mon professeur de philosophie. Je préparais mon doctorat et j’étais admiratif de cet homme qui savait, ne serait-ce qu’en m’observant, que j’avais de nombreuses conquêtes féminines, conquêtes platoniciennes s’il en était. Peu de temps avant que je ne termine ma thèse sur la prédominance de la féminité dans la structuration intellectuelle de l’homme philanthropique moderne, il me convoqua dans son bureau. Il fut direct, m’expliqua quel était le rôle des cents, quelles en étaient les règles et les obligations et que tout désistement à cette charge volontairement acceptée ne pouvait se faire que si l’on trouvait un remplaçant. Si tel n’était pas le cas, l’ensemble de la congrégation pourvoyait à ce manque en délégant un des membres pour cette recherche. Nous ne pouvions pas être moins de cent et nous ne pouvions pas être plus de cent. Chaque passage de charge se faisait avec l’assentiment des quatre-vingt-dix-neuf autres, à la lecture d’une lettre que chaque nouveau promu devait écrire, celle-ci ne devait pas dépasser cent lignes. Toute violation volontaire à ce règlement ancestral pouvait entraîner la mort si cinquante et un membres le demandaient. Tous les membres ne communiquaient que par lettres manuscrites adressées à des boites postales. Les identités étaient inconnues, seules les initiales étaient figurées. Les lettres étaient brûlées. La congrégation possédait un historique trésor de guerre qui permettait à ses membres de vivre sans travailler s’ils le souhaitaient, certains d’entre eux étaient de riches hommes qui finançaient de surcroît la congrégation, d’autres s’y consacraient corps et âmes. Tout membre qui cherchait à détourner cette manne financière à son profit pouvait se retrouver sous la loi des cinquante et un pour cent et y laisser sa vie. Chaque membre recevait un bilan comptable où chacun des membres y était référencé et pouvait à tout moment vérifier leur justesse. Mais le choix des cents avait toujours été attentif et prévoyant si bien qu’aucun d’eux ne s’était détourné de la règle. Une fois que l’élue était nominativement révélée aux membres, toute dépense et tout acte extraordinaire devaient être justifiés aux autres par courrier. Suite à ces explications, il me demanda de réfléchir mais de garder silence. Ma réponse fut immédiate, quelques semaines plus tard, après avoir écrit ma lettre de demande et celle du remplacement de mon professeur, je prenais sa place avec l’accord de tous mes pairs, il me remit la liste des adresses, quelques cartes bancaires ouvertes sur différents comptes, des listes téléphoniques d’hommes de main grassement payés par la congrégation, charge à moi d’en trouver d’autres si bon me semblait. Il me répéta une dernière fois de garder le silence car tout se savait et que je saurai tout sur tous… Vingt années plus tard je dus donc justifier du mort du camping et du paiement de celui qui permit aux poissons de l’Atlantique de se nourrir un peu mieux, je postais mes quatre-vingts-dix-neuf lettres, je reçus autant de réponses entérinant le choix que j’avais fait. Il nous arrivait tous d’agir ainsi.
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Je retrouvai Clémence pour ses vingt ans, non pas que je l’avais quittée des yeux, bien au contraire mais durant cette période de fin d’été, elle fut particulièrement calme pour ne pas dire absente, préoccupée, parfois étourdie, lointaine.. autre. Elle resta la plupart du temps chez elle, au domicile de ses parents, qu’elle s’apprêtait à quitter pour rejoindre une université de province pour y étudier une langue étrangère. Je l’observais dans la rue, elle était toujours aussi libre vestimentairement, très distante des femmes qu’elle croisait, aimantant toujours autant les hommes qui la dévoraient du regard mais elle ne répondait plus systématiquement avec sa bouche ou son corps ou son sexe. Il lui arrivait de simplement leur parler, de les ignorer, de rire avec eux comme tout à chacune… J’eus un doute jusqu’aux prémisses de l’hiver, je sentais sa pulsion femelle s’amoindrir. C’est en l’observant beaucoup plus attentivement que je compris la relation qui s’était nouée entre elle et un jeune homme, insignifiant étudiant de deuxième année qui était un ami d’enfance, juste un peu plus beau peut-être, juste un peu plus près d’elle. J’attendis avant d’intervenir. Quel type d’intervention devais-je avoir, une disparition physique? un détournement par l’intermédiaire d’une autre ? Je me donnai deux semaines pour regarder et choisir. Ce jeune homme était visiblement très proche de Clémence qui à son contact perdait de sa violence sexuée, elle s’amoindrissait pour mieux le laisser s’approcher, comme une mante religieuse qui laisse le mâle être mâle avant de le dévorer. Ce jeune homme était proche et extrêmement impressionné par l’opulente féminité vorace que Clémence pouvait parfois laisser échapper si elle ne s’était réfrénée. Ils discutaient souvent longuement tous deux, ne se touchaient presque jamais, échangeaient quelques bises de salut matin et soir… ce que j’avais pris pour de l’amitié au départ ressemblait de plus en plus à un amour transis à l’égard de cette personne. Je suivis cet homme plus en avant jusqu’à le retrouver dans les bras d’un autre homme, je décidai alors de ne rien entreprendre… le temps ferait son affaire. Je m’intéressai de plus près à ce jeune homme dont la déroutante insignifiance m’avait laissé à penser qu’il ne pouvait pas être perturbant pour Clémence, et ce surtout parce que j’avais compris son attirance sexuelle pour les hommes. Mais plus je vis Clémence se tempérer plus je m’inquiétai du pourquoi de cette situation, de la réelle teneur de leur relation. Mon observation patiente et aiguisée de leur continuum journalier dut se compléter d’une écoute précise de leurs dialogues. Ce jeune homme n’était pas l’étudiant de deuxième année que j’avais cru reconnaître, il était élève dans un cours de théâtre et sa voix, le juste son de sa voix mettait Clémence dans un apaisement émotionnel tel qu’elle ne ressentait plus le besoin de laisser exprimer sa personnalité qui a priori brillait ou existait par sa sexualité débordante et expérimentale. Les textes qu’il lui lisait, les poèmes qu’il déclamait ou récitait la remplissaient, remplissaient ce vide intérieur qui la caractérisait jusqu’à ces instants. Il lui lisait du Céline, lui récitait du Rimbaud, s’inquiétait avec elle sur du Mayakovsky, ils pleuraient parfois tous deux sur des vers étrangers prononcés… Ces instants vibratoires mettaient le corps de Clémence dans une harmonie sensuelle suffisante pour qu’elle n’éprouve pas le besoin de se laisser aller à des explorations corporelles diverses et incertaines. Son être s’harmonisait à la voix de cet homme, je la voyais se structurer, se densifier. Son appétence réelle pour la fréquence vocale de ce garçon l’éloignait de ses prises de pouvoir copulatives qu’elle avait pu avoir à d’autres moments. Je fis tout ce qui était en mon pouvoir pour que la vingtième année de Clémence se passa ainsi, éloignant ou déroutant du chemin de Clémence tous les hommes dont je pensais qu’ils auraient pu, par leur présence physique, perturber cette maturation…
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J. était toujours en elle, il avait eu un an, ses parents s’inquiétaient de ses retards multiples et évidents. Il donnait l’impression d’être vide de toute vie. J. réussissait maintenant à se trouver dans les deux corps en même temps, il conservait un lien comme pour une plongée en eau profonde. Il avait une conscience dans le corps de Clémence et une présence dans sa peau de bébé. Il possédait Clémence non pour en abuser mais simplement parce qu’il savait que ce corps était celui qu’il lui fallait pour qu’il puisse réaliser sa sensation d’un déroulement temporel parfait. Clémence était parfaite, il le savait, le sentait… mais de quelle perfection s’agissait-il ? J. ne supportait pas l’impact vibratoire de la voix de cet homme sur la sensualité du corps féminin qui l’hébergeait. Elle n’était pas dans une exaltation outrancière, ni dans une érotomanie incontrôlée, non, simplement il l’apaisait, atome par atome. La sombre et lourde gravité de cette voix avait un impact profond sur la chair de Clémence… Cependant il décida qu’il lui fallait porter un enfant afin qu’elle ne sombrât pas dans un béatitude qui rendrait la présence de J. insupportable. Il n’était pas question de partager Clémence avec un autre… Il opéra de manière immaculée, Clémence était désormais enceinte de J. , bébé de son état, hôte étonnamment symbiotique, père d’une autre existence à venir…
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Elle s’endormait souvent un livre à la main. Le son de cet homme stationnait en elle…Clémence prenait toujours autant de plaisir à l’écouter. Un soir, alors qu’elle lui avait donné rendez-vous dans un parc, par une belle soirée printanière, elle resta une heure à l’écouter lire des poèmes de Michaud. Elle était immobile, maladivement immobile, je ne l’avais jamais vue ainsi, son corps s’en était même vouté, sa poitrine tombait sur son ventre, donnant l’apparence de s’être arrondi… était-elle enceinte ? j’étais persuadé du contraire, mon observation journalière de ses déplacements et rencontres me laissait à penser qu’elle n’avait croisé aucun homme suffisamment intéressant pour qu’elle ait pu se laisser aller à cette nécessité biologique et égoïste. Non, elle était certainement pleine de la voix et des textes que ce jeune homosexuel lui avait lu pendant près de neuf mois. Quand il eut fini, elle le regarda droit dans les yeux et s’adressa à lui.
« Tu sais… on va arrêter de se voir, je n’en ai plus envie, je n’en ai plus besoin…
_ De quoi me parles-tu, besoin de quoi ?
_ Besoin d’entendre ta voix, besoin d’entendre tes textes, besoin de cette sensibilité qui m’a simplement positionnée à côté de toi…
_ Mais nous sommes des amis, il y a quelque chose qui s’est scellé entre toi et moi…
_ Il y a juste le temps et l’espace qui s’est posé là, toi qui avait envie de lire, de donner du texte à mon corps, mon corps qui avait soif et faim de tout ces mots, de ce sens qui maintenant est en moi. Je suis enceinte de ta voix, tout cela va germer, ces mots seront mon sens à venir. »
Le jeune homme était en plein désarroi, au bord d’une crise qui aurait pu être de larmes ou de nerfs. Lui, qui jusque là n’avait aimé et désiré que des hommes, sentait en lui une violente pulsion qui aurait pu le pousser à frapper cette femme ou à toucher son corps pour se l’approprier comme un morceau de viande qu’on avale goulûment, croyant calmer sa faim. Cependant ce n’est que sa main droite qui saisit l’épaule gauche de Clémence, il lui fit presque mal. Elle positionna sa main droite sur sa main gauche, la retira calmement puis la lâcha. L’énervement de l’homme devenait de moins en moins perceptible et de plus en plus visible. Il éleva la voix, chose qu’il n’avait jamais faite et cette voix maintenant moins chaude, plus forte, à la fréquence différente de celle que Clémence avait eu l’habitude d’entendre, celle qui laissait son esprit se lover au creux de ce son, cette voix eut l’effet d’un électrochoc. Le regard de Clémence changea, je retrouvai cette étincelle froide que j’avais repérée la première fois. Elle prit de sa main droite la baguette de bambou qui maintenait le chignon qu’elle avait d’un roux plus orangé qu’à un certain moment. Le jeune homme n’eut pas le temps de savoir si sa crise serait ou de larmes ou de nerfs, elle lui planta cette baguette de bambou droit dans l’oeil droit, atteignant le cerveau. Il mourut sur le coup, s’écroulant sur le gazon du parc vide. Clémence laissa ses cheveux retomber, ils me parurent plus rouges qu’orangés sous la lumière naissante du lampadaire à gaz néon du parc. Le corps gisant, Clémence debout et droite, tous deux sous ce lampadaire, tous deux immobiles.
Je pris une photo dont les couleurs s’estomperaient bien avant que le temps passe. Clémence se retourna, l’étincelle de ses yeux était revenue, juste plus chaude qu’avant. J’avais toujours de l’acide dans le coffre de ma voiture. Le fleuve prit le souvenir de ce corps. Clémence retourna chez elle comme si de rien n’était, elle y resta une dizaine de jours, couvant ses mots. Elle ne sortit pas, resta visiblement dans sa chambre.
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Il n’était pas question de partager ces moments de mutation interne avec un autre, tous les deux avaient pensé cette phrase de concert. J. surveillait le développement cellulaire de ce nouveau corps dont il ne percevait pas toujours comment lui en avait été à l’origine, mais cela devenait de moins en moins important. Clémence, inconsciente de sa lourde tâche, ignorante du pourquoi de sa grossesse mais, telle une louve, voulait préserver son intégrité physique, sa liberté d’existence et de mouvement. Elle n’était pas prête à tout, mais rien ne devait l’empêcher de mener paisiblement à bien cette grossesse. Pendant ces dix jours, sans pour autant communiquer avec J., elle mua en profondeur. Le lien osmotique entre leurs deux existences, elle son corps, lui son âme, s’affinait, se précisait, au point que tous deux ne faisaient plus qu’un. J. était l’instigateur, Clémence la protectrice…Elle regardait son corps changer longuement dans une glace, caressa ses seins comprenant qu’ils allaient s’alourdir, posa ses mains sur son ventre pour sentir très profondément une respiration qui n’était pas la sienne…
*
Au matin du onzième jour, elle sortit… plus belle qu’elle ne l’avait jamais été. Elle avait coupé ses cheveux très courts, les avait teints en un orange vif qui contrastait fortement avec le vert émeraude de ses yeux . On apercevait l’aréole tourmentée de ses deux seins pointant victorieusement sous une robe blanche librement transparente. À son regard lumineux et vorace, je sentis qu’elle avait besoin d’hommes, plus pour les contrôler que pour les consommer, mais il lui fallait se noyer dans des odeurs… Durant le mois qui suivit, chaque soir fut l’occasion d’en rencontrer un différent. Elle commença par de gros et forts mâles à la carrure impressionnante qui ne l’impressionnèrent nullement, ils finirent à genoux, devant elle, plus soumis que des chiens qui attendent leur pâté. Elle continua avec de beaux ténébreux, cachés derrière leurs lunettes noires, leurs vestes noires dont le col remonté masquait des chemises aux cols élimés… Ils finirent par chanter « y’a d’la joie » le matin au lever. Elle s’enticha quelques heures d’un quadra, conquérant, roulant dans une grosse voiture achetée avec la prime que son entreprise lui avait donnée parce qu’il avait doublé son objectif annuel dès le mois de mars…. Alors qu’il roulait sur l’autoroute et que Clémence s’occupait manuellement de l’exaltation du conducteur, il eut le malheur, accidentel ? de laisser son téléphone portable sonner à son domicile, sa femme enceinte eut l’orgasme de son mari en direct, la comparaison entre elle et Clémence aussi… Le lendemain quand il rentra chez lui, tout du moins ce qu’il en restait, il apprécia la blancheur des murs, la sémantique complexe du mot « enculé » enregistré sur le répondeur du téléphone, les notes de frais chargées volontairement que sa femme avait balancées au service comptable de son entreprise… Il regretta que sa femme, avocate douée, se chargea elle même de leur divorce. J’envoyai par pur plaisir et respect de mes convictions, anonymement, des photos prises alors qu’il côtoyait dans un mélange salivaire avancé, une autre femme, avant que Clémence ne l’enlève à l’insu de son plein gré. Clémence essaya toutes les couleurs de peau, toutes les tailles de corps, de sexes, remarqua que les plus gros n’étaient pas forcément les plus efficaces, que les hommes qui prenaient le temps de s’occuper d’elle et qui savaient contenir leur propre excitation étaient ceux qui lui donnaient les plus beaux orgasmes et étaient ceux qui avaient les plus beaux orgasmes. Elle les abandonna avant qu’ils ne se réveillent, les laissa le pantalon sur les chaussures avant qu’ils aient fini d’éjaculer, leur cracha parfois leur sperme au visage, l’avala devant eux glorieusement… Et puis un soir elle fut repue, remplie, ses vêtements sentaient sa propre odeur de sexe, son ventre sentait le sexe et le sperme, elle avait outrebaisé, outresucé, outrejoui… il lui fallait se reposer. Durant toutes ces semaines qui suivirent, une fois je la vis regarder la carte que je lui avais laissée, elle était seule à posséder ce numéro, ce téléphone était pour elle, elle le regarda et le rangea précautionneusement dans un porte feuille rose qu’elle portait à même les poches de son jean parfois ou alors dans la poche d’une veste… jamais je ne la vis porter un sac. Je sentais la maturité émotionnelle et physique de Clémence s’accomplir là sous mes yeux. Alors elle s’en retourna chez ses parents pour leur annoncer qu’elle allait déménager, prendre un petit appartement, qu’elle avait bientôt vingt et un ans, qu’elle attendait un enfant et qu’il fallait qu’elle apprenne à vivre seule. Ses parents s’inquiétèrent du problème financier. Clémence avait reçu de sa grand-mère un petit héritage suffisant pour vivre et se loger pendant deux années au moins et elle leur dit qu’ils n’auraient aucun effort à faire. Ils prirent leur dernier repas ensemble. Le lendemain, elle boucla sa valise pour une grande ville, n’oublia pas un bougeoir à quatre branches qu’elle avait toujours vu chez ses parents et qu’elle aimait plus que n’importe quoi, elle ne s’en était jamais servie et avait toujours imaginé qu’elle pourrait le mettre dans son jardin plus tard. Clémence prit le train, oublia l’université qui ne lui avait rien apporté, juste sa première voix et son premier meurtre qui n’en était pas un puisqu’elle n’en était pas la véritable instigatrice, c’était une pulsion de sauvegarde commandée d’outre corps. Je la suivis dans cette ville…Elle s’installa dans un F1 assez banal, se contenta de repeindre les murs dans un ton rose plus chair que saumon… elle s’y sentit bien. Durant une semaine elle chercha quel métier elle aurait pu bien faire, passant de petites annonces en petites annonces… Elle ne pouvait être vendeuse, elle n’avait rien à vendre. Elle ne pouvait être boulangère, elle n’aimait pas le pain, elle ne pouvait qu’être serveuse dans un bar de nuit. Quand le patron la vit, il fut choqué, non pas par son physique légèrement arrondi mais plutôt par le potentiel de gain numéraire qu’elle représentait. Clémence était, derrière un comptoir, un investissement d’une rentabilité certaine, un 200% assuré surtout si elle s’habillait avec la même petite robe dont le dos nu s’arrêtait exactement là où commençait sa raie inter-fessière qu’elle avait haut placée et axée dans l’exacte courbe de sa chute de reins… elle était un volume géométriquement stable mais à l’émotionnalité instable. Le premier soir, elle vint avec cette petite robe dont le décolleté invitait à la consommation à outrance, ses seins trempaient dans le whisky… Au bout de huit jours elle avait renommé tous les cocktails du bar et en avait inventé de nombreux autres. Le bloody mary se nommait « l’in-Clémence », elle y plongeait en direct le téton de son sein droit… pour trente euros de plus, le client goûtait au breuvage en tétant son sein, elle inventa le « fucking-me »: derrière le bar elle plongeait un doigt dans le cocktail, doigt qu’elle introduisait ensuite dans son sexe, elle finissait par le retremper dans le breuvage et le faisait boire au client en le regardant dans les yeux… il en coûtait cinquante euros. Le summum était le fellation-one: pour cent cinquante euros Clémence urinait quelques gouttes, d’une urine riche en hormones féminines, dans le verre, masturbait le client qui éjaculait dans le shaker, elle mélangeait le tout à une fine champagne, quelques gouttes de curaçao du Guatemala, quelques gouttes de salive qu’elle laissait tomber sur le sexe en érection, son verre dessous se remplissait, alors pour finir elle ajoutait un peu de citron, cinq gouttes de Grand-Marnier, du piment d’Espelette et un dé à coudre de vodka… Elle en faisait jusqu’à trente par nuit. Les hommes buvaient, les femmes de ces hommes buvaient… les femmes demandaient à boire des verres d’hommes au hasard… Elle finit par exiger cinquante pour cent de chacun des verres qu’elle servait. Le patron ne sut refuser… il s’enrichit, elle se rendit indépendante à outrance et finit par augmenter librement le prix de ses cocktails. La police ne trouvait rien à redire, on leur servait des verres gratuits. Elle inventa même en leur honneur un spécial, le « twenty-two » qu’elle fabriquait à partir de salive de femme, cinq au maximum, d’urine purifiée de femmes fontaines qui se masturbaient au-dessus du verre, elle avait ses habituées et de trois vodkas différentes, le tout agrémenté d’un jus de goyave fraîche qu’elle faisait venir du Venezuela pour l’occasion… C’était gratuit pour les deux policiers qui passaient une fois tous les quinze jours et payant à outrance pour les traders enrichis qui ne savaient plus quel sens donner au mot foutre d’une femme… Au bout de trois mois elle finit par racheter la boite de nuit de son patron qui après un infarctus préféra se retirer à la campagne. Elle était chez elle, elle choisirait qui entrerait… À sept mois de grossesse, elle quitta son F1 pour un six pièces… Elle regarda à nouveau ma carte toujours rangée dans son portefeuille rose. Elle la regarda, et de nouveau la rangea au même endroit. Sa vingt et unième année approchait et elle commençait à saisir avec la plus grande finesse, l’impact qu’elle avait sur son entourage, pour preuve sa micro réussite sociale, qui certes ne lui apportait aucun satisfecit d’ordre matériel et personnel, si ce n’est certainement la compréhension intelligible de ce que sa féminité donnerait à la lisibilité à moyen terme de sa vie. Il lui fallait cependant se reposer car elle allait bientôt accoucher… Elle installa trois autres jeunes femmes en lieu et place de sa personne qui s’acquittèrent avec la plus grande diligence et vélocité de la fabrication des cocktails. Clémence gérait, créait d’autres boissons sexuées… donnait l’impression d’attendre une suite à sa vie…
*
Ce bébé de presque deux ans regardait ses parents froidement, il n’était plus là, simple enveloppe corporelle absente de leur réalité. Ils commençaient à s’inquiéter mais au fond d’eux-mêmes ils ne voulaient pas intervenir sur l’existence de ce petit être dont il n’avait pas voulu la naissance. Ils le maintenaient en vie, adroitement, mais ne cherchaient pas plus. Ses sœurs n’avaient pas conscience de la gravité sociale de la situation, elles voyaient un petit personnage qui ne dérangeait pas, il ne pleurait plus, ne criait pas , mangeait ce qu’on lui donnait… sans sourire. Il était là, juste là. J. occupait parfois son organisme, mais son immatérialité lui permettait d’échapper au sommeil, à la lourdeur du réveil. Il maintenait ce petit corps avec juste ce qu’il faut d’énergie, mais il ne pouvait pas le laisser mourir de suite, car il lui fallait cet autre corps. Il était donc le père de sa propre naissance mais il sentait bien que son histoire s’écrivait par delà la banalité de la réalité des existences humaines. Il construisait son futur au contact de l’utérus de Clémence et préparait sa propre mort du fond de son berceau jaune et laid…
*
La femme en noir réapparut, toujours vêtue de cette même robe noire, qui j’ose espérer était un duplicata d’une nombreuse série que son tailleur avait conçue pour elle. Je ne sais comment elle avait trouvé Clémence, mais quand je la vis entrer dans le bar de nuit qui désormais s’appelait … »Clémence », elle donna l’impression de connaître les lieux, pour preuve elle se dirigea de suite vers l’une des nombreuses portes qui abritaient l’éventuel bureau de Clémence. Malheureusement pour moi, le micro que j’avais réussi à installer une nuit d’un dimanche de fermeture cessa de fonctionner au milieu de leur conversation. Je n’eus droit qu’à la moitié de leur dialogue. Elle se présenta à Clémence comme une écrivaine qui l’avait croisée au coin d’une rue deux années auparavant, qu’elle avait été marquée par sa beauté et qu’elle voulait écrire un livre sur sa vie. Clémence résuma le fait en quatre mots:
« Vous serez ma biographe…
_ En quelque sorte… peut-être un peu plus romancée que vous ne l’imaginez.
_ Vous n’aurez pas besoin d’ajouter du sens littéraire et romancé à ma vie, elle vous paraîtra suffisamment haletante pour que vous vous contentiez de simplement la raconter.
_ Mais d’abord il faut que je vous racon….. »
La micro tomba en panne à cet instant et la femme en noir sortit une trentaine de secondes plus tard. Je ne pense pas qu’elle ait pu lui dire quelque chose d’important, mais désormais, je surveillais aussi cette romancière, cette couveuse de mots, cette raconteuse, cette photographe, cette femme…
*
Clémence continua sa vie prestement commencée, les trois derniers mois qui la conduisaient à son accouchement se passèrent silencieusement en observant le monde qui l’entourait, en téléphonant à la femme en noir qui avait certainement commencé à écrire l’histoire de sa vie. Elle avait plutôt écrit ce qu’elle pouvait penser de la vie de Clémence, peut-être se pensait-elle capable de lui imaginer un passé qui serait plus intense que la vie d’enfant que Clémence avait vécue, mais il ne m’était pas possible de savoir ce qu’elle couchait sur ses feuilles de papier qu’elle conservait dans un semainier de cuir noir et qu’elle s’empressait de ranger dans une boîte puis de la confier à son garde du corps, géant de son état, armé et méfiant de par la fonction qui lui était attribuée. J’attendais que ce livre soit publié pour comprendre ce que cette femme pouvait souhaiter de Clémence ou peut-être n’était-ce qu’un simple désir sexuel sublimé que cette femme exultait à travers un écrit qu’elle semblait prendre à coeur ?… Plusieurs fois je la regardai écrire, il y avait parfois un début de sourire qui illuminait son visage et puis cela devenait un réelle tension qui se présentait à ses sourcils, alors elle se concentrait encore plus et au bout d’une dizaine de lignes elle se dépêchait de ranger sa feuille dans son classeur noir puis celui-ci dans sa grande boîte qu’elle gardait souvent sur ses genoux, l’homme la prenait sous le bras et il était très dur d’envisager une quelconque prise de l’objet, ses deux mètres dépassés étaient un frein à toute tentative. Un soir elle lui fit lire les trente premières pages. Clémence se concentra, effort qui disparut au bout d’une dizaine de secondes, elle sourit, s’apaisa encore plus lorsqu’elle finit de lire. Elle se retourna vers la femme et l’embrassa à ma grande stupeur sur ses lèvres qu’elle avait recouvert d’un puissant rouge à lèvres pourpre… elle en trembla, j’en frémis… Clémence retourna sur ses pas, vêtue d’une robe fourreau élastique mordorée, à la transparence certaine, transparence qui exaltait ce soir là la puissance érotique de ses courbes maternantes… Je fus pris d’une érection soudaine que je me refusai à accepter. La femme en noir se propulsa auprès de son garde du corps, elle essuya une larme. Clémence sortit de son tiroir de bureau le portefeuille rose dans lequel elle rangeait la carte que je lui avais confiée quelques années plus tôt. Elle saisit son téléphone, sans aucune hésitation, composa le numéro, mon numéro… Mon téléphone sonna, je le laissai sonner trois fois avant de décrocher :
» Bonjour Clémence, heureux de vous entendre.
_ Bonjour… Comment dois-je vous appeler ?
_ Vous, me suffira. Vous vous êtes enfin décidée à accepter ma proposition ?
_ Il y a de fortes chances, mais j’aimerais à nouveau vous rencontrer.
_ Ce ne sera pas possible de suite… Je veux juste vous dire que depuis trois ans, je vous observe, je vous protège de certaines personnes et de certaines situations scabreuses dans lesquelles vous pourriez choir, mais je vous laisse affronter votre réalité telle que vous l’avez envisagée. Je ne suis près de vous que pour protéger ce que vous représentez pour notre congrégation…Quand vous aurez accepté je préviendrai mes pairs et vous pourrez commenc…
_ Comment êtes-vous certain de ne pas vous tromper ?
_ Je ne suis certain de rien, vous êtes celle sur qui mon regard s’est arrêté, mon intime conviction, ma certitude faite femme, mon instinct fondamental… Si vous acceptez et que vous rompez notre contrat sans nous trahir, je me contenterai de passer à une autre recherche.
_ C’est oui… mais à condition que nous commencions de suite. Je veux commencer à devenir…
_ C’est l’effet de quelques jours, je dois d’abord en informer mes pairs, obtenir leur assentiment et seulement après je vous dirai que faire. Je te téléphonerai… »
Je raccrochai et repris mon observation de la fenêtre qui donnait sur la cour intérieure de son bar d’où elle venait de me téléphoner. Elle ne chercha pas à me repérer, elle raccrocha en souriant, leva les yeux vers les immeubles qui entouraient sa cour. Elle était désormais vêtue d’une robe rouge, ses cheveux étaient d’un roux plus auburn que d’habitude. Elle releva sa robe sans dévoiler son ventre et quitta adroitement, tout en se déhanchant harmonieusement au son de la musique que l’on entendait par la porte de secours ouverte, sa culotte de soie noire qu’elle laissa au milieu de la cour non sans s’être essuyée la bouche avec… Je fis mes courriers, les postai. Les réponses revinrent, toutes, une petite dizaine de jours plus tard. Désormais je ne m’occuperai que de Clémence. Je lui téléphonai, il était six heures du matin, elle était couchée depuis quelques heures. Je dormais quand elle dormait, ouvrais les yeux quand elle se réveillait, me réveillais quand elle ouvrait les yeux… Le lundi matin suivant, je l’appelai sur son portable. Elle répondit avec un ton de voix qui ne lui ressemblait pas, comme un bon petit soldat elle me disait oui, sur un ton sec d’enfant obéissant. Je lui proposai un rendez-vous dans un café au centre de la rue principale. Elle arriva à l’heure exacte, vêtue d’un jean de grossesse et d’un blouson de cuir…. simplissime, banal, érotiquement paisible mais impossible à fermer tant sa poitrine dont le volume avait doublé explosait au regard de tous…. mais son sourire rayonnait. Durant deux heures nous parlâmes, elle questionnant, moi répondant au plus juste. Clémence comprenait parole après parole l’importance du choix qu’elle avait fait. Je sentais qu’elle appréciait ma présence avec un respect que je ne lui avais pas connu jusqu’à ce moment. Elle s’était faite absente juste pour cette rencontre, sans effort son féminin s’était placé à la surface de sa peau, reléguant au second plan le parfum de celle-ci, son grain épidermique laissant suinter une légère sueur dont l’odeur très légèrement acide me laissait à penser que Clémence était légèrement stressée. Mais aucun geste parasite n’entravait la logique de ses questions. Elle portait un soutien gorge noir à balconnet sous son blouson de cuir noir… il faisait chaud dans ce café. Ce matin là, je lui demandai de se rendre au plus tôt dans une église et d’y rencontrer un prêtre qui n’avait d’intéressant que le fait d’être le petit cousin d’un cardinal pour qui le siège papal serait un jour une réalité. Je pense sincèrement qu’elle fut déçue de ma première demande, s’attendant sans doute à plus d’action ou de mystère. Elle savait cependant que le cheminement labyrinthique que sa vie allait prendre ne serait pas sans surprise. Quand je sortis du café, la femme en noir était dans la rue, elle l’attendait. Clémence chercha à croiser mon regard, plus pour m’éviter que pour m’interpeller. Elles se parlèrent toutes deux. Je n’étais déjà plus visible à ses yeux… j’étais fasciné par les courbes de la femme en noir. Clémence ne fit pas ce que je lui avais demandé, elle ne me téléphona pas mais elle passa plusieurs heures à discuter avec cette femme. J’étais incapable de lire sur leurs lèvres pour comprendre ce qu’elles se disaient. J’avais juste l’impression qu’elles communiquaient intimement, la femme en noir passant sa main sur le ventre de Clémence ; celle-ci lui prenant la main longuement. Je ne connaissais pas cette femme, Clémence ne la connaissait pas non plus, cela faisait suffisamment longtemps que je l’observais pour savoir qu’elle n’était pas de son entourage direct… Elle m’intriguait à m’en inquiéter. Elles se séparèrent presqu’à la nuit tombante.
*
J. n’aimait pas non plus la présence de cette femme en noir, il ne la voyait pas obligatoirement mais il sentait combien sa présence lui était oppressante, alors qu’elle était libératoire pour Clémence. Chaque fois qu’elle la rencontrait, J. se sentait à l’étroit dans ce merveilleux corps alors qu’il percevait chez Clémence une légèreté insoupçonnée. Quand il sentit que cette femme était partie, il se concentra sur l’esprit de Clémence, allant jusqu’à communiquer intérieurement avec elle afin qu’elle accepta de rester chez elle pour se préparer à accoucher. Clémence, persuadée que ce qui l’habitait ne lui voulait aucun mal, obtempéra. Il ne restait que quelques semaines avant la délivrance, elle dormirait…
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Pendant les semaines qui précédèrent l’accouchement Clémence ne me téléphona pas, je ne la vis pas sortir de chez elle, je ne croisai pas la femme en noir.
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À l’instant même où l’enfant de Clémence naissait, J., dans son lit de bois peint en jaune laidement, rendait son âme de jeune enfant au Vide, à la multiplicité des âmes et des corps… il était passé d’une présence chaotique dans le ventre de Clémence à une incarnation dans le corps de son enfant dont elle ne connaissait pas le père. Il envisageait cette seconde naissance sans angoisse, dans sa première existence il avait juste eu le temps d’entrevoir ce que pouvait être une vie d’enfant peu aimé… il n’imaginait pas celle qui l’attendait. Il n’angoissait pas. Il aurait dû, car quelques jours après qu’il fut sorti de son corps, Clémence l’abandonna, comme on abandonne un sac, d’ailleurs il était dans un de ces sacs, un de ceux qu’on achète quelques centimes dans les supermarchés. Je ne saurais dire si elle l’avait abandonné ou oublié, toujours est-il qu’il se retrouva à la porte d’un supermarché. L’accouchement s’était pourtant bien passé pour ce nouveau bébé. Clémence avait été d’une froideur terrible, ni douleur pendant le travail, ni plaisir lorsqu’elle le prit dans ses bras. Elle ne le considérait pas comme sien, il était le résultat d’un acte hasardeux, tout au plus elle le comparait avec un bouton sur le visage ou une démangeaison suite à l’absorption d’un aliment allergène. Elle ne lui donna pas de nom, l’appela machin, Machin avec une majuscule. A la sortie de la maternité, elle se rendit au supermarché pour acheter du mascara. Elle n’avait pas l’intention de garder Machin, il était dans le sac dont elle avait besoin pour entasser ses courses, mais comme elle ne trouva pas de lieu propice au dépôt de Machin sur le sol, elle consentit à le laisser dans le sac, ce sac comme un cadeau de naissance. Machin, tout comme lorsqu’il était J. avait cette omniconscience, cette possibilité de langage, ce sentiment existentiel extrême et il avait la mémoire de qui il avait été. Il lisait son génome, lisait celui du corps qu’il habitait, avait effacé la mémoire de la femme qui l’avait enveloppé pendant neuf mois, sentait cette enveloppe de chair qui l’hébergeait, il ne la contrôlait pas. Il se rendit rapidement compte que ce corps était déficient… existant mais incapable de la moindre action volontaire mais avec une mémoire à la capacité extraordinaire. Clémence disparut au coin de la rue… c’est alors que l’on perdit sa trace.
Je continue toujours à la chercher, elle n’est pas morte, je le sais, je la retrouverai plus tard…
*
Je remarquai un matin que mon lit avait jauni, le bois n’était plus aussi clair qu’à l’origine, le temps était passé, je devais donc avoir vieilli… je ne me souvenais plus de Clémence de la même manière, je me souvenais de sa vie et non pas d’elle, elle s’était inscrite dans ma mémoire… Je partis à sa recherche encore une fois…
QUATRE
Il était un homme, ou une femme, quoique ce ne fut pas évident… rien n’était plus vraiment précisé en ce qui le concernait, nous dirons cependant « il »… De petite taille, à l’âge incertain, un peu plus que celui que vous lui auriez donné. Il vivait dans une de ces grandes bâtisses dont l’espace se partageait entre plusieurs êtres… Il ne connaissait personne dans cet environnement proche, ne faisait rien pour en connaître. Il avait une certaine corpulence, que nous dirions épaisse, voir noueuse… cependant sa masse n’en imposait à personne, il ne connaissait personne et personne ne cherchait à le connaître. Son âge, sa vie, son goût inné plus qu’acquis, pour une relative solitude l’avait conduit à plonger dans de longs et lents moments de réflexion méditative, lesquelles étaient pour lui un avant-goût de sa propre mort qu’il anticipait depuis de longues années… Il ne mourrait pas de suite cependant, il fallait d’abord que son histoire fût écrite. Il vivait. Voilà, un jour il était né. Il était né, un matin, du ventre d’une mère, qu’il n’avait jamais connue, d’un père certainement… Ce destin se mélangeait dans plusieurs vies dont il n’avait jamais eu connaissance… il y eut aussi cette incohérence à la maternité où ces deux femmes accouchant le même jour à la même heure, qui n’eurent pas l’enfant qu’elles devaient avoir, se retrouvèrent avec d’autres enfants que ceux qui étaient les leurs… papiers mélangés, berceaux déplacés, manque de lumière, bordel ambiant, bref une situation somme toute banale quand il y a de la vie grouillante et sans rareté… multiples disputes, échanges, alternances, recherches en paternités, maternités, recherches parce qu’il avait été oublié et certainement encore échangé, voire volé… Il avait déjà pensé à tout cela, s’était persuadé de tout et son contraire, s’était convaincu de son aristocratie, avait adoré sa rusticité… Mais en vérité, il avait été abandonné parce qu’on ne savait pas qui il était, lui… Il était évidemment l’autre, celui qui n’avait d’existence que parce qu’on voulait bien encore lui en accorder une. Il était Machin, l’enfant du sac du grand magasin, abandonné à la sortie… Il pouvait essayer de vivre. Il pouvait essayer de vivre, encore eut-il fallu qu’on le lui permit… vivre peut être ce qui paraît le plus simple dans son expression la plus basique, voir la plus cellulaire qui puisse s’exprimer… cependant Machin, parfois, s’arrêtait de vivre, son coeur s’arrêtait, ses yeux se fermaient, cela ne durait qu’un instant mais cela aurait pu être définitif si un autre, différent mais cependant là, ne l’avait frappé ou poussé pour que cet organisme vieux et usagé redémarre.
*
Malgré son tout petit âge, quelques années tout au plus, l’autre Machin s’imposait par son éclatante transparence proche d’une inexistence. Il n’était pas dans le même temps ni le même espace que le vieux mais il lui communiquait une fantastique énergie vitale à travers le temps, énergie qui le redémarrait, lui le jeune, pour encore quelques jours. Le vieux Machin était le même que le petit machin, ils étaient le même mais dans deux temps, seul le petit en avait conscience. Le petit était feu J., celui qui était son propre père, il avait aussi été l’occupant de Clémence, sa mère… Il était donc à l’origine de ses existences originelles ; essence créatrice et avait conscience de son futur lointain ; ange annonciateur de sa mort… Machin le jeune et Machin le vieux. Machin le jeune soutenait la fin de vie de Machin le vieux à travers le temps, il faut l’accepter comme une réalité sans chercher à comprendre pourquoi. Machin jeune avait été abandonné par Clémence, sa mère… À vrai dire c’est J. qui avait sciemment programmé son abandon. Il avait contrôlé l’esprit de sa femme-mère-matrice, comment l’appeler ? Clémence ? c’était son nom il est vrai… Il avait opéré pour qu’elle agisse ainsi. Sans qu’il sache expliquer pourquoi, il savait qu’il devait être loin de toute influence adulte pour cette deuxième nouvelle existence. Dès le premier jour de cette deuxième existence, il est plutôt question des ces deuxièmes existences; il était en relation avec lui, vieux, âgé, fini. Il était les deux et avait la sensation que le temps se repliait depuis sa mort, se précipitant vers le jour de sa naissance et sa jeune existence se déroulant vers un point de rencontre entre sa mort et le jour de sa naissance… Le vieux rajeunissait tout en restant vieux, la jeune vieillissait, sans que les deux temps fussent cependant dans un même déroulement temporel. Cela allait plus vite chez le vieux, paraissait terriblement lent et inexistant chez le jeune. Machin jeune avait été laissé par sa mère au coin d’un supermarché, nous le savons, ce que nous ne savons pas c’est qu’il ne fut récupéré que très tardivement le soir. Machin vieux pensait que c’est parce que personne n’avait marqué sa possession à son égard. Il était à l’origine de son existence et lui seul aurait pu dire qu’il était son père. Mais comment voulez-vous faire comprendre cette situation incompréhensible à des gens dont les chariots roulant vite vers la sortie et l’entrée n’ont d’yeux que pour le contenu de leurs véhicules de consommateurs ? Surtout quand vous êtes un bébé de quelques jours, que vous pourriez parler mais que vous ne préférez pas le faire. C’est une brave femme, presque centenaire ou ménagère sans être déménageuse pour autant qui le remarqua. Elle souleva ce paquet, observa le contenu sans sourire, avec un léger froncement des sourcils, puis elle transféra Machin dans un de ses sacs personnel qui était vraiment usagé. Elle reposa finalement l’enfant dans son vieux sac troué et reprit son chemin de vieille consommatrice habituée des lieux. Ce n’est finalement qu’à la fermeture du magasin que le vigile, bel éphèbe musclé d’une vingtaine d’années dont le côté porcin n’avait pas échappé à la bouchère dudit magasin, le trouva par un nécessaire hasard puisqu’il bloquait la fermeture des portes du supermarché. Sans le sortir de ce sac il l’emmena froidement jusqu’au véhicule de police qui assurait chaque soir une patrouille de surveillance. Le brigadier le mit dans le coffre avec le chien spécialisé dans le marquage des divers produits toxicomaniaques. Tous deux firent route commune jusqu’à la maison de l’Enfance locale qui recueillit Machin. Le sac fut conservé par la surveillante du service pour des petites courses éventuelles. Machin fut enfin sorti de son sac avant qu’on pense à le nourrir. La personne qui s’occupa de lui fut par le plus grand des hasards des mutations informatiques des fonctionnaires, celle qui avait baigné et dorloté J. dans ses premiers jours de vie. Comme à son habitude elle toisa ce petit corps, et constata qu’il était encore plus petit et laid qu’un autre petit qu’elle avait connu quelques années auparavant. Machin était dans ce corps comme dans une gangue de terre, rigide, engoncé… mais son esprit d’une clairvoyance absolue. Il était même au-delà du temps puisqu’il était aussi le vieux existant et mourant qui se précipitait vers son corps de jeune. Il le voyait arriver, il se voyait arriver, il se sentait arriver. Son être, infime particule dans le temps, occupait un espace aux dimensions existentielles. Dans cette maison de l’enfance locale on s’occupa de lui pas si mal que cela, nourri à heures fixes, lavé, posé délicatement dans un berceau malgré tout car il faut dire que souvent on ne le déposa pas dans le même berceau. Il avait tendance à être oublié… sa pâleur peut-être, qui était le résultat d’une faculté à être délavé par la lumière si on le laissait trop longtemps exposé à celle-ci, sa légèreté aussi qui lui avait procuré quelques peurs : on le tenait dans les bras et on l’oubliait tant sa masse corporelle s’identifiait, au newton de pression près, à l’ensemble de la personne qui le tenait, une femme le plus souvent… On l’oubliait donc trop souvent, le déplaçait d’un étage à l’autre dans l’orphelinat à l’occasion d’une erreur de manutention, de transport de couches sales, parfois même on le prenait pour un autre, tant et si bien qu’il se retrouvait ailleurs sans qu’on eût su dire d’où il venait et pourquoi il se retrouvait là. Il restait alors là ou ici, expression sublime de la plus grande neutralité, être insipide, incolore, inodore. Il puait, était laid ou laide, n’était pas, ne fut pas…on s’interrogea parfois pour savoir qui et puis on l’oubliait pendant un cycle qui le conduisait jusqu’aux abords de la mort et par un hasard des plus chaotique cela repartait. Cependant de l’intérieur, il voyait entre deux regards et ses yeux fermés en apnée. Il voyait entre deux regards ce que ses globes oculaires glauques lui permettaient de voir et de comprendre…Il était souvent ailleurs, nous dirons perdu dans un de ces lieux où on avait pu l’oublier, regardant autrement toute cette humanité grouillante mais cependant absente. N’ayant aucun point de repère affectif sur lequel poser la tendresse que ses yeux pouvaient exprimer, il s’arrêtait sur de simples détails: le gris d’un mur évoluant en fonction de la force de la lumière naissante, les verts infinis de la mousse sur la base d’un mur humide de la pluie de fin soirée… le vide grandissant entre deux objets fixes…. des choses et moments qui n’appartenaient qu’à lui et qu’on ne saurait vous décrire… comment décrire ce qu’un seul peut voir ? Quand il était ainsi concentré sur de fins instants solitaires et sincères, ceux qui le remarquaient, parfois, le déplaçaient afin qu’il ne gêna plus…vide, éloigné, il se retrouva ainsi face à des murs délavés. Ainsi pendant les trois premières années de sa vie il se concentra sur l’absence de couleur, la profondeur vertigineuse du grain du mur qui, sous une lumière rasante prenait une densité matérielle qu’il était seul capable d’interpréter. Ces trois années de méditation qui à nous, pauvres mortels addictés au temps déroulé, nous auraient paru interminables voire infinies, furent pour Machin le moment où l’espace l’environnant prit forme et matière bien au-delà de notre chair. Les paysages urbains et intérieurs de couleur neutre face à ses yeux fixes imprégnaient son cerveau jusqu’à lui permettre d’incider sur la densité et la matérialité des choses. Plus d’une fois les soignants furent surpris par un changement de couleur, un léger effondrement d’un mur pourtant neuf, une fragilité qu’ils interprétèrent comme une obsolescence programmée du matériau fourni par le fabricant de ciment… Machin était le mur et son double, le vieux, qui se précipitait vers lui attaquait l’essence de la matière. Il choisit assez tard de se déplacer. Il choisit de se déplacer, rampant, glissant, tel un ver… l’usage des jambes ne se faisant que si la stimulation est proportionnelle à l’envie d’aller, on ne se déplace que si l’on va… il ne voulait pas aller, il se contentait de petits déplacements d’un point de vue à un autre…il s’orientait pour voir autrement, s’accaparant les détails d’un espace commun à tous les enfants de la maison de l’enfance locale. Il posait sa tête pour regarder, de longs moments, parfois des heures avérées. Il prenait ainsi possession des écailles de peintures d’un mur ancien, le considérant comme un ciel ou un autre espace physique. Il investissait les veines du bois des pieds d’une table, s’y déplaçant de ses yeux comme sur les eaux d’une rivière, il rencontrait des odeurs au coin des bras des femmes qui attendaient … Il se battait avec des corps animaux, des silences hors la vie. Tout cela sans jamais fermer ses paupières… Il était l’autre mais cependant le seul qui, malgré son incapacité à bouger hors les murs de l’orphelinat, poussait sans qu’il eût su l’expliquer, le sens commun de la notion d’ailleurs à un mode de voyage spirituel…. il n’avait que quelques années tout au plus et avait déjà été si loin. N’ayant pas acquis le langage nécessaire à l’expression bien qu’il fusse totalement capable de dire mais refusant d’inscrire cet acte communicatif pour le moment, il n’aurait su exprimer la profondeur des instants passés au sein de la couleur rouge du cuir du fauteuil qui, poussièreusement trônait dans l’entrée de l’orphelinat… mais il y avait été de longues heures durant, restant atterré par les subtilités lumineuses du rouge, plus proche du vermillon cochenillard, voire métallique, que du carmin pourpré qu’il avait eu l’occasion de visiter lors du passage de ces hommes dits d’Église. Son voyage dans le rouge lui avait éteint les yeux pour quelques temps, les heures suivantes le perdant peut-être… il n’était qu’un enfant ou l’image d’un enfant puisqu’aucun adulte n’eut loisir à considérer son état vivant comme l’émanation de l’état d’enfance… Il l’était l’autre, Machin, simplement là et personne n’aurait osé ni désiré le nommer autrement que Machin… Conçu de la même manière que tout être humain, par simple relâchement hormonal, sans oublier qu’il était son propre géniteur (faisons fi de l’amour qui n’est qu’une excuse à notre multitude perturbante et perturbée), oublié, abandonné, égaré, rejeté, lâché… il vivait au même titre que tous les autres mais était le seul à ne pas appartenir à l’espèce humaine… Malgré son jeune âge, il avait conscience de la précision avec laquelle il mémorisait ce monde qui l’entourait, l’existence de celui-ci prenait, petit à petit, vie dans le regard parfois noyé des larmes occasionnées par ce qu’il avait vu. Machin construisait l’âme du monde dans lequel vivaient tous les humains qui, dans cet orphelinat poisseux, lointain, zoomythifère, existaient… aucun d’entre eux n’avait encore pris conscience qu’ils étaient, jusque dans l’émanation physique et endocrinologique de leurs existences basiques, l’ersatz vital de ce que lui, l’autre, ne pouvait être. Il allait leur signifier. Alors que rien ne pouvait laisser croire que lui, Machin, l’autre qui se traîne, allait être différent de ce qu’il avait déjà été, Un jour il se leva…. Il n’avait jamais marché depuis qu’il était entreposé dans les couloirs et pièces de cet orphelinat. Il fit quelques pas vers… vers le centre de la pièce où circulaient le personnel, les enfants en attente de don ou location ou adoption ou oubli ou attente d’oubli. Arrivé en ce centre, qu’il fit sien, il s’assit à nouveau, leva les bras au ciel pour attraper les poussières lumineuses qui occupaient l’espace ensoleillé puis ne bougea plus, les yeux ouverts comme il avait toujours fait. Lui qui n’avait jamais que rampé, lui qui n’était que l’ombre d’une présence, lui que l’on déplaçait comme on bouge une table, un sac… lui parla… si fortement qu’une personne, une femme remarqua sa présence, une femme qui s’entendit nommée « maman ». Maman, maman… puis il se tut. Elle s’en approcha lentement; comme si elle n’avait jamais vu d’Être aussi différent, aussi loin de la perfection qu’il était proche de la ressemblance à tout autre existant… Elle le regarda mais n’en sourit pas pour autant, elle ne savait que dire. Était-il un enfant ? était-il encore un enfant…. elle se pencha sur lui, déjà, il ne la regardait plus, il ne la savait plus. Son mot dit n’avait pas été empreint de sens, juste de la saveur qu’il y a à le prononcer. Cela faisait bien deux minutes qu’elle l’observait, elle ne l’avait pas encore touché. Elle le prit à bout de bras… leurs yeux regardants se croisèrent… Elle continua à se taire, il continua à être ailleurs, peut être à l’intérieur de la couleur de ses yeux… Le temps lui parut infini. Cette petite chose l’avait appelé maman. Elle n’avait pas d’enfant, croyait ne pas pouvoir en avoir et avait compris qu’elle n’en désirait pas. En échange de cette volonté de ne pas participer à la surpopulation de la planète, elle avait le choix de travailler dans un orphelinat, centre de tri, de vente et de location d’enfants sages et moins sages… mais lui, il avait dit ce qu’elle ne voulait pas entendre…. Elle le laissa retomber à terre lourdement, repartit vers d’autres occupations. Il regarda de son sol, la forme des talons aiguilles de cette femme qui s’éloignait…. « il y a des choses impensables » dit-elle entre ses lèvres…. Il répéta maman pour la seconde fois, plus fortement que la première. Elle l’entendit mais ne se retourna pas… Elle ne se retourna pas mais pensa pendant un temps long et pesant à cette chose, lui, et à ce moment où elle avait été nommée maman, de nombreuses fois elle pleura de ne pas avoir su le prendre dans ses bras et de l’avoir étouffé… C’est sa mort qu’elle pleurait, sa mort qu’elle lui avait refusée.
*
Lui, resta sur son sol, ayant déjà oublié, oublié et encore oublié. Il n’avait ni passé ni futur. Son existence se limitait à un passé exact, ne se souvenant de rien de ce qu’il avait vécu puisqu’il ne vivait rien, ne se projetant pas dans le temps pour exister. Il était… au sens le plus précis de ce verbe, il était là. C’est cet état de présence totale, non inscrit dans le devenir ou l’avoir été du temps qui le rendait invisible aux yeux de tous…. Cependant, au moment où d’autres eurent dit qu’il avait peut être cinq ans, il se passa un changement dans sa vie. Un autre enfant prit conscience de cette existence parallèle et vint s’asseoir à ses côtés. Il le regardait, le touchait, le griffait, le mordait, le goûta…. l’autre alors laissa quelques terminaisons nerveuses explorer le champ de la communication tactile et possible… il toucha. Le premier contact fut, pour lui, tout aussi surprenant que déplaisant. Il était habitué à une certaine froideur des objets inanimés et toutes les sensations de contact physique qu’il avait pu avoir auparavant n’avaient toujours été que des instants de peurs et d’angoisses… La chaleur qu’il sentait, l’élasticité de la peau, et quand bien même si avant ce moment ces deux repères avaient été des fuites et des dérobades de la part des autres, et bien là cela le rassurait désormais. Il laissa sa main posée sur cet autre enfant et entreprit un voyage en profondeur dans la chaleur de sa peau. Ce n’était pas l’odeur de l’autre, ce n’était pas l’éventuelle appétence que pouvait procurer son jeune et beau visage… c’était en premier lieu, la sensation d’une chaleur corporelle différente de la sienne. La différence thermique qui existait entre leurs deux êtres suffisait à lui donner la certitude d’une autre réalité, presque semblable à la sienne…. pendant que l’autre enfant le griffait, il laissa une main posée sur son ventre à contempler de sa paume son étonnante chaleur existante. Toucher ce ventre l’emplissait d’une couleur rose, d’une chaleur sonore…. il déplaça sa main de ce ventre vers son ventre, il ressentait l’amplitude de la respiration, l’autre enfant face à lui commença à le frapper de petits coups de poings placés au-dessus de la joue droite. Il ne constata la douleur que lorsque le sang commença à couler le long de sa joue. Le dernier coup posé de l’autre enfant s’ensuivit d’un geste réflexe de Machin, un geste qui partit de la main de son ventre, posée. Celle-ci termina sa course, refermée en un poing qui enfonça l’estomac obstacle qui se trouvait en face… Il y eut des pleurs, des cris, un hurlement… du silence avant une fuite en courant. Il sourit… Pour la première et dernière fois. Machin fut ramassé parce que l’autre hurlait à la mort alors qu’il n’avait rien de bien grave. Il fut placé dans une chambre, pas celle qui lui avait été attribuée, mais une autre totalement blanche, aux dimensions d’une rigueur machinale, pour ainsi dire éblouissante, elle l’obligea à fermer ses yeux… Il les ferma pendant de longues années, refusant de sortir de cet espace. Tous ceux qui le soignaient ne comprenaient pas comment il survivait. Ils ne se posèrent pas cette question bien longtemps puisque la nourriture qu’il lui donnait cuiller après cuiller était absorbée puis digérée. Il n’ouvrait pas les yeux, c’est tout, rien de plus simple, puisque que de toutes façons il n’était plus là, il avait projeté sa vie au-delà du temps, sur lui, vieux…
*
ll n’était pas facile d’être vieux, même si votre vie allait à reculons, vers une jeunesse immobile. Machin vieux n’avait pas de souvenir de cette jeunesse, on ne peut pas dire qu’il n’en avait plus plus puisqu’il ne savait pas depuis combien de temps il vivait et ne savait pas s’il avait été vraiment jeune, il ressentait une émotion particulière qui lui donnait la sensation de ne pas pouvoir mourir tout en ayant la profonde conviction qu’il n’était qu’un vieux. Cependant, matin après matin ; jour après jour il se sentait rajeunir extérieurement. Son corps se raffermissait ; malgré son âme qui restait proche de l’acceptation du moment final, il sentait indubitablement sa mort s’éloigner. L’une et l’autre, l’âme et le corps, étaient dissociés. C’étaient ses yeux qui trahissaient l’âge de son âme car ils restaient ceux d’un vieillard, au regard doux, attentif, mais fatigué, terriblement fatigué… paradoxe. Ce qui n’était qu’une vague et lointaine souvenance vint se rappeler à son bon souvenir un matin, juste au moment du réveil, il se demanda même si ce n’était pas cela qui le réveilla, son érection matinale. Son sexe, désormais visiblement actif, était érigé, déployé, sorti de sa torpeur de vieux mourant… il esquissa un sourire parce qu’il ne ressentait plus ce morceau de peau fripé et inutile, il avait même une réelle lourdeur pesante qui lui fit constater par une analyse tactile que sa peau était aussi raffermie, il sourit pour la seconde fois, mais au dedans de ce corps, il se savait toujours aussi vieux, arrêté aux portes de la mort, en attente que celles-ci s’ouvrissent. Mais il décida de profiter de cette réalité inversée, son cerveau lui indiquait qu’il fonctionnait de mieux en mieux, il était un vieux qui « très » bandait. La sexualité… vaste zone désertique dans son existence qu’il n’avait jamais pu vraiment conquérir, tout au plus il savait qu’il avait eu un sexe. Lui vieux doutait de son éventuelle activité sexuelle dans sa jeunesse… Il bandait sans vraiment avoir le souvenir d’un acte conclusif à cette érection, il bandait peut-être pour la première fois… non, il avait certainement déjà bandé mais il ne s’était jamais servi de son sexe pour recevoir et donner du plaisir. Ce matin-là donc après ce premier instant de délice, il profita de la nouvelle énergie que lui procurait ce corps pour sortir, il faisait beau, c’était un beau jour de printemps, son âme de vieux était transportée par ce corps en devenir…
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Machin jeune était toujours assis, personne n’avait pu le lever, personne n’avait vraiment pensé à le lever, cela faisait peut-être des mois mais certainement des années qu’il était là. On racontait qu’il était né ici, qu’on l’avait abandonné à sa naissance dans un sac de supermarché, qu’on l’avait oublié tellement il était blanc, presque transparent. Certaines infirmières avaient essayé de le relever, de le placer ailleurs, de l’emmener de force, mais quoi qu’elles eussent pu faire, il revenait, sans que quiconque ait pu s’en rendre compte, à cette même place, celle où il était tombé et où ses yeux s’étaient fermés. On n’avait pas réellement essayé de savoir quand et comment il se déplaçait et quand bien même si des soignants l’avaient fait, ils n’auraient rien vu. Machin jeune profitait toujours d’un instant d’inattention, d’assoupissement, de non concentration pour revenir, à un rythme bien moindre que celui du monde qui l’entourait, à sa place. Il était totalement concentré sur son futur, une infime partie de son cerveau le relocalisait à sa place et pas une autre… comme un réflexe. On avait donc fini par le recouvrir d’une couverture safran, on le surnommait bouddha, on lui avait même mis un énorme ficus à ses côtés, pour l’aider à méditer. S’ils avaient tous été plus attentifs, ils auraient remarqué qu’il souriait vraiment depuis qu’il était né, personne ne l’avait jamais vu avoir un autre visage que ce visage souriant, on ne faisait donc pas plus attention à ce sourire perpétuel qu’à son éventuelle absence si elle avait été possible. Il souriait bien depuis sa naissance et d’aucun n’avait conscience de son extraordinaire vélocité intérieure. Il dépensait toute son énergie motrice à faire vivre le vieux, propulsait toute sa vitalité dans le futur pour que son histoire n’ait pas de fin. Derrière son sourire, du fond de son corps immobile, Machin le jeune, définissait chaque particule du monde qui l’entourait pour qu’un futur lointain soit… Le monde lui devait sa matérialité, son existence, sa réalité. Tous les soignants qui passaient auraient du le remercier, tout au plus ils se moquaient. Machin le jeune ne leur prêtait pas attention, il immobilisait le temps dans chacun de ses neurones et l’autre, le vieux se débattait avec l’invasion de pulsions sexuelles qui remontaient d’un passé lointain.
*
Machin vieux était bousculé par l’odeur des femmes, celle-là même qui le perturbait au plus haut point, celle qui lui donnait l’envie de se plonger sous la lumière tamisée du dessous de leurs jupes, cette odeur lui procurait presque plus de plaisir que la lumière qui se réfléchissait sur la blancheur de certaines peaux… diaphanes, désirantes, chasseresses ; garces et grâces. Physiquement il n’était plus vieux, cela se voyait, sa peau était fraîche, son corps ferme sentait le neuf, sa sueur coulait dans l’effort et la testostérone faisait battre son sang dans ses artères gonflées. Il aurait presqu’eu envie de se battre pour une femelle, vieux con se dit-il. Cela faisait de nombreux mois, à sa manière de sentir le temps, qu’il sortait tous les jours pour observer l’espace cellulitique mais cependant léger, des femmes qui le mettaient en appétit. Il osa passer à l’acte, il avait peur de parler, cela faisait si longtemps qu’il n’avait ouvert la bouche, avait-il déjà parlé à une femme d’ailleurs ? il ne s’en souvenait pas. Celle qui passa près de la table où il prenait son Fernet brancat était particulièrement rose, presque grasse mais surtout fraîche et souriante.
« Bonjour, mademoiselle, aurais-je l’honneur de vous avoir à mes côtés pour partager un verre de vin apéritif ? »
C’était lourd, maladroit, d’un autre temps, d’un autre discours, prononcé d’une voix qu’il ne trouvait pas assez grave mais si douce et sincère qu’il en fut lui-même étonné, d’autant plus qu’elle s’arrêta pour lui faire répéter, parce qu’elle n’avait pas entendu ni compris. À la seconde demande elle lui répondit :
« Pourquoi pas, que m’offrez-vous ?
_Un Fernet-Branca et rien d’autre…
_ Je ne connais pas, j’y goûterais avec plaisir…
_ Ce n’est pas bon, mais je pense que l’amer se mariera merveilleusement bien avec le goût de votre salive… J’aurai alors plaisir à vous embrasser. »
Elle but son apéritif, ses joues se teintèrent un peu plus et il l’embrassa. Elle avait envie d’un homme, un vrai qui lui culbuterait sa tête pleine de rêve et son cul plein d’odeurs. Il l’emmena dans un hôtel, non loin de l’endroit où il demeurait, il n’avait jamais été à l’hôtel avec une femme et il plongea entre ses deux seins lourds tout en prenant de ses deux mains le gros cul blanc, presque gélatineux, de cette jeune femme. Son cœur de vieux désormais plus jeune, battit fort, presqu’à s’en rompre. Son âme de vieux soupira, il jouit dans un double sursaut respiratoire… Elle, était heureuse... cette fois-là.
CINQ
Elle prit son service dans cette maison de l’enfance locale, le matin du jour qui suivit le premier de l’an. Après une dizaine d’années d’errance, elle revenait à la surface sociale. Il s’agissait de Clémence, elle avait bourlingué de pays en pays, de pays sages en paysages, de silences désertiques en assourdissantes cités. Elle avait bu des hommes, vu des âmes, su des drames. Clémence s’était éparpillée sur tous les continents, n’était plus aussi jolie qu’avant mais brûlait toujours autant quand on l’approchait, le charme épique de la trentaine avait remplacé la beauté torride de ses vingts ans. Elle s’était lassée des hommes, qui à part le plaisir ne savait finalement rien donner. Amoindrie vitalement, un peu plus ronde qu’avant, le sein plus bas, l’oeil plus lourd mais cependant toujours aussi vif dans sa captation des alentours immédiats, elle vibrait étonnamment au contact de cet espace soignant qui désormais serait son lieu de vie et de travail. Elle commença ce matin là à huit heures trente, très précisément, comme lui avait dit le responsable des ressources humaines. Il avait eu à choisir entre une plus diplômée, moins belle et Clémence, qui pourtant n’était pas à son avantage ce jour là : règles encombrantes et coulantes, mal de tête, envie de péter contenu justement. Mais il l’avait choisie parce qu’elle souriait naturellement quand il sortait ses blagues toutes plus mauvaises les unes que les autres, elle souriait de pitié. C’est ce qu’elle pensa, certainement pas assez fort pour qu’il s’en rendît compte, le pauvre type, bedonnant, certain de son pouvoir acquis grâce à l’argent d’un père actionnaire principal et dirigeant d’une entreprise qui fournissait du matériel médical à cette maison de l’enfance locale, mais si difficile à trouver sans GPS dans cette ZUP insipide mais ô combien odorante de par la proximité de l’usine de cellulose. C’est ce qu’elle pensa juste après avoir pensé qu’elle avait pitié de la suffisance de ce pauvre type. Il l’embaucha sans hésiter. Donc à huit heures trente elle pénétra dans la salle des enfants abandonnés… se souvenait-elle de Machin qu’elle avait laissé dans un sac de non-tissé dix années plus tôt à la porte du supermarché… qui depuis avait été remplacé par un stade de football. Visiblement non… Elle ne sentait plus la même odeur. Clémence commença son service en compagnie d’une jeune infirmière, charmante, que les enfants adoraient. Ils l’aimaient parce qu’elle sentait souvent bon, c’est ce qu’ils lui disaient. Ce jour là, elle ne sentait pas bon, elle avait passé une nuit terrible en compagnie d’une autre femme, c’était sa première expérience homosexuelle, elle en était terriblement troublée et Clémence avait senti qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas. Cela pouvait se comprendre : pour une première expérience qui aurait dû être des plus douces, cette infirmière était tombée sur une camionneuse de cent kilos, cachée dans le placard de la femme que cette infirmière avait suivie. Celle qu’elle avait suivie était particulièrement jolie et attirante mais totalement soumise, par peur plus que par amour, à cette horrible maîtresse quintale qui, souvent, la frappait pour satisfaire ses instincts les plus vils… la salope ! Clémence suivit sa collègue et conclut en remarquant les traces de coups qu’elle avait au niveau de la cuisse droite, lesquelles se laissèrent entrevoir au moment où l’infirmière monta l’escalier jusqu’au premier étage. Clémence conclut donc qu’à un moment ou un autre, elle devrait peut-être l’aider. Elle s’appelait Jeannine, lui présenta le service, le premier étage où vivaient les enfants handicapés moteur. C’était totalement illogique remarqua Clémence :
« Les enfants sont tous en fauteuils roulants mais ils sont placés au plus haut et doivent prendre l’ascenseur un par un pour pouvoir accéder au jardin.
_ C’est une décision du chef de service, il prétend que seul la motivation par l’action peut les inciter à avoir envie de sortir…
_ … Et s’ils étaient directement au contact du jardin tu ne penses pas qu’il serait plus facile pour eux de sortir ?
_ Personnellement… ce matin, je m’en fous, c’est comme ça depuis trois ans et on en a moins à sortir. » dit l’infirmière avec la véhémence qui caractérisait la personne qui souhaitait qu’on lui foute la paix.
Clémence n’insista pas, elle réglerait éventuellement ce petit problème, si cela en était un, beaucoup plus tard. À l’étage tous les enfants abandonnés étaient donc en fauteuil roulant, pour ceux qui avaient des roues à leurs fauteuils tout du moins, car certains étaient posés sur des parpaings, les plus anciens logiquement. Clémence n’en fut pas choquée pour autant, Jeannine lui raconta qu’on ne trouvait plus de roues pour ces modèles de fauteuils et que l’institution n’avait pas le budget pour en acheter d’autres. Tout avait une logique pensa Clémence. Après avoir visité l’espace des enfants roulants puis celui des enfants non-voyants et enfin le lieu des enfants non-pensant, Jeannine la conduisit dans un bâtiment à part, éloigné des locaux principaux. C’était le bâtiment réservé aux cas rares et insolubles. Il y avait tout au plus une dizaine d’enfants, deux adultes étaient rattachés à ces enfants en permanence. Il y en avait un qui n’avait ni bras ni jambe, qui s’appelait Alain mais que les soignants avaient dénommé « ver à soie »,en raison de son emmaillotement et sa forme générale, il était bavard comme une pie, se déplaçait en roulant sur le côté mais n’avait jamais quitté, depuis sa naissance, l’espace de confinement où ses parents l’avaient abandonné. Il y avait aussi « Latourette », enfant sans nom, sans histoire qui passait son temps à se taire ou à insulter grassement et bruyamment les adultes qui pénétraient dans sa chambre, quand il était seul il ne bougeait pas et s’endormait très rapidement. Dès que quelqu’un pénétrait dans sa pièce, il se réveillait en sursaut et les injures pleuvaient. Clémence eut le droit à un « grosse salope boutonneuse » suivi de « trouduculpoilu », en un seul mot, au regard de la vitesse d’élocution du garçon. Elle rencontra « silence », une petite fille de cinq ans née sans yeux, sans bouche, sans oreilles, sans mains, sans pieds, juste avec une narine et de longs cheveux blonds. Elle était nourrie à l’aide d’une canule, directement dans son estomac… rien à dire pensa Clémence. Quelques autres plus mutiques les uns que les autres, plus grands aussi, plus autistes, paraissant absents mais horriblement là quand on croisait leur regard direct et percutant… Puis il y eut Machin, désormais âgé d’une dizaine d’années, toujours assis face à sa fenêtre.
« Cela fait dix ans qu’il est là, qu’il n’ a pas bougé ou presque pas, on ne sait plus tant on l’oublie parfois, il ne parle pas, donc ne demande jamais rien, mange quand on le nourrit, il faut que l’on fasse attention à ne pas l’oublier…
_Comment est-il arrivé ici, pourquoi est-il recouvert d’un tissu de couleur jaune safran ?
_ Au début, il n’était pas comme cela. Ses parents l’ont abandonné devant un magasin, je crois. Il s’est comporté presque normalement au début mais il a fini par se placer ici, comme s’il les attendait. Il a toujours été terriblement blanc, il ne bouge jamais, respire à peine. Parfois je pense qu’il est mort, mais non, il a toujours une respiration lente et terriblement profonde, ses yeux sont fermés depuis maintenant dix ans. »
Clémence le regardait étonnamment, non pas qu’elle l’avait reconnu, mais son extraordinaire immobilité l’étonnait plus que tout autre chose dans ce bâtiment éloigné et esseulé, ce pavillon des oubliés. Clémence s’était penchée vers lui, elle avait envie d’entendre une de ses respirations profondes, voir son visage. Il était mince, petit et laid mais son apaisement total la mit mal à l’aise. Elle eut un sursaut et tomba à la renverse sur le lit au moment où il inspira bruyamment…
« Il m’a fait peur…
_C’est toujours comme cela la première fois, on le dirait mort mais il est bien vivant lui répondit Jeannine.
_Personne n’est jamais arrivé à le réveiller ?
_Non, il y en a qui ont essayé par stimulation sensorielle, d’autres par électrochoc, certains l’ont pincé, mordu… il n’est pas avec nous, il est ailleurs certainement… Il ne me fait pas peur, mais… ce qui m’inquiète… c’est qu’un être humain puisse devenir ainsi… Comme le seul et unique être de son espèce. »
En se penchant vers lui, Clémence essaya avec sa voix la plus douce de lui demander où il était. Elle poussa un cri au moment où Machin jeune ouvrit les yeux et tourna son regard vers elle. Ses globes oculaires n’avaient pas vu la lumière depuis plus de dix années, ses rétines étaient totalement dépigmentées et offraient à Clémence un regard des plus vides juste souligné par un léger filigrane veineux rouge sang. Il ne la voyait pas et ne voulait pas la voir, c’était le son de sa voix qui avait stimulé une partie de son cerveau… Puis il referma son regard, retourna la tête vers sa fenêtre et reprit une inspiration profonde avant de s’immobiliser.
*
À ce moment précis, là où demeurait Machin jeune, la terre trembla une trentaine de secondes, pour la première fois de mémoire d’Homme. Les scientifiques locaux dirent qu’ils n’avaient jamais trouvé la moindre trace écrite de tremblement de terre dans les archives bien qu’elles remontassent au treizième siècle. Ils attribuèrent cette secousse courte mais assez forte à l’écho d’une réplique sismique, suite à un séisme de force neuf en Indonésie orientale… Grand bien leur fasse. Machin avait juste perdu le contrôle de sa relation avec lui vieux pendant une trentaine de secondes, son cerveau avait reconnu la voix de sa mère. L’espace qu’il matérialisait dans son rêve avait bougé, la réalité aussi.
*
Clémence en fut aussi secouée, perturbée au plus haut point, elle n’en dormit pas cette nuit là. Elle pensa même quitter la ville, changer à nouveau de lieu, de vie. Elle se souvint même de la carte de l’homme qui autrefois lui avait proposé d’être une élue. Elle l’avait certainement rangée dans une boite de vieilles photos qu’elle conservait mais qu’elle n’avait pas ouverte depuis une dizaine d’années… cette histoire de femme élue, cet homme calme, silencieux, terriblement attentif, l’avait-elle vraiment rencontré ?… elle buvait tant à cette époque ; abusait de son corps, du sexe des hommes ce qui la propulsait dans une autre dimension cérébrale. Elle avait l’impression que des souvenirs remontaient à la surface de son esprit, elle voyait des images lointaines, diffuses. Elle partit en quête de cette boîte qu’elle n’avait pas revue mais dont elle se souvenait à l’instant cependant. Elle ne possédait pas grand chose, quelques meubles qui la suivaient dans ses déménagements. Ils étaient vides, exempt de cette boîte photographique. Elle ne trouva donc rien chez elle. Ses parents décédés quelques années plus tôt dans un accident de voiture lui avaient laissé quelques affaires et meubles dans une maison que l’on pouvait dire abandonnée désormais. Ils étaient entreposés dans cette maison, elle y avait rangé des souvenirs au fur et à mesure des voyages qu’elle avait effectués, elle s’y rendrait plus tard, lors de son premier week end de repos. Il fallait qu’elle se repose immédiatement, pour affronter sa première journée de travail.
*
Machin vieux était désormais un jeune homme d’une trentaine d’années tout au plus, alors que Machin jeune en avait parallélement un peu plus de dix. Le temps de chacun avançait différemment et indépendamment l’un de l’autre, il était plus rapide pour le rebours temporel de Machin vieux, plus lent pour l’immobilité de Machin jeune. Le vieux rajeunissant avait rencontré de nombreuses femmes, échappé à un tremblement de terre qui lui avait fait grand peur, mais qui lui avait fait renouer avec la sincérité de la vie, à vrai dire il s’était entièrement consacré à la séduction des femmes. Il ne pensait pas qu’il y avait mieux à faire. Il travaillait le juste nécessaire, vivait de peu et consacrait son moindre temps de loisir à séduire les femmes qu’il rencontrait, de plus, son expérience de vieux qui se sentait toujours proche de la mort rajoutait tant à son charme qu’aucune ne pouvait lui résister. Cependant il n’était pas encore tombé amoureux, le vieux empêchait, tant que faire se peut, ce corps jeune de vivre cette expérience qu’il aurait, de l’intérieur, vécu comme une mort annoncée. Lui Machin vieux, voulait vivre, rencontrer encore de nombreux seins et vagins, voir cette lumière qui apparaissait dans les yeux des femmes au moment de leurs orgasmes. Il voulait vivre de nombreuses choses mais ne savait pas s’il avait une réelle incidence sur les évènements qui se déroulaient dans la vie de ce corps rajeunissant. Il lui arrivait parfois de brèves fulgurances rêvées, comme cette nuit, où, durant un rêve mouvementé il se retrouva dans une configuration très proche de la réalité. Il était face à un désert, au sommet d’une colline, face à lui une ville ancienne qu’il pensait être une ville antique du Moyen-Orient. En bas de son champ de vision, un soldat casqué montait la garde. Machin vieux avait son regard qui plongeait dans un étonnant paysage lumineux. Un bruyant gémissement d’homme souffrant venait de l’un des côtés, il ne savait plus s’il s’agissait de la droite ou de la gauche. Ce qui le tenait le plus en éveil dans ce rêve, c’était la douleur qu’il ressentait à la base de ses chevilles et de ses poignets. Il se sentait horriblement souffrir. Il entendait les pleurs d’une femme, les cris d’une foule, la hargne d’une troupe militaire. Il était incapable de donner plus de sens à ce songe… Il se réveilla lourdement ce matin-là, sans l’envie de rencontrer une nouvelle femme, alors que chaque nouvelle matinée était pour lui l’occasion d’avoir envie d’un nouveau corps féminin. Pas ce matin là. Il avait comme un poids sur les épaules à traîner… il n’osa même pas sortir.
*
Clémence arriva dans la maison, désormais vide, de ses parents ; à part quelques meubles, ceux qu’ils lui avaient laissé. Elle ne fut pas longue à retrouver sa boîte, qu’elle ouvrit à la lueur d’une grosse bougie qu’elle avait achetée dans un marché de Noël il y a très longtemps. Sa boîte contenait des lettres, des photos, beaucoup de photos, qu’elle avait accumulées, pour la plupart, entre quinze et vingt-deux ans, et la carte de cet homme qui autrefois lui avait fait cette étrange proposition. Elle s’en inquiéta au point d’aller voir par la fenêtre s’il était là, elle ne vit rien, ne constata rien, que des voitures qui passaient plus ou moins vite… Une femme en noire passa aussi devant la maison en marchant lentement, rien de plus. Elle regarda toutes les photos, une par une, des souvenirs occultés, des instants de sa vie dont elle n’avait plus souvenir ou de vagues images trop lointaines, des hommes, des femmes, des bars, elle nue, des photos d’elle avec des hommes nus… rien qui ne la choqua ni ne la questionna. Il y avait une barrière qui s’était érigée entre sa vie d’avant et celle de maintenant, elle ne se souvenait plus pourquoi elle avait changé de vie, elle avait l’impression qu’elle avait vécu un traumatisme profond, peut-être un accident de voiture ? peut-être un viol ou un enlèvement ? Elle avait le sentiment que sa vie commençait vers vingt-trois ans et qu’auparavant il n’y avait que ces photos, elle n’était même pas certaine que ce fut les siennes tellement elle s’y reconnaissait peu. Pourquoi sa vie avait-elle changé ? Ses parents n’étaient pas là pour lui dire, elle n’avait jamais connu ses voisins et n’avait eu aucun ami d’enfance qui l’aurait connu suffisamment longtemps pour lui raconter. Elle passa une partie de la nuit, en buvant du thé légèrement arrosé de rhum, à regarder encore et encore ses photos. Plusieurs fois elle douta de son image, de la beauté de son corps jeune. Elle se dénuda devant une glace à la recherche de cicatrices ou de traces corporelles qui lui auraient indiqué un ersatz d’histoire, mais rien de plus que celles qu’elle avait toujours connues. C’est ce qu’elle pensait, ce dont elle se souvenait… elle regarda à nouveau par la fenêtre, il faisait nuit il n’y avait plus de voitures qui passaient. Elle reprit dans sa main la carte de cet homme, hésita plusieurs minutes puis prit son téléphone et appela… Au bout du fil, à part la sonnerie d’une régularité énervante, rien ne se passa. Ce numéro était certainement attribué mais la personne qui en avait l’exclusivité avait décidé de ne pas répondre. Elle raccrocha et retourna vers ses photos… rien de plus ne venait à sa mémoire. Elle les rangea dans l’armoire où elle les avait trouvées et en rangeant cette boîte elle remarqua juste une photo coincée derrière la seconde étagère. Un cliché en noir et blanc d’un format carte postale, mal cadré, flou mais rythmé : la photo d’une femme en noire qui marchait devant elle, la photographe biographe ; Clémence avait dû prendre cette photo. Elle ne se souvenait pas cependant d’avoir pris cette photo… Elle alla se coucher, il était déjà tard. Cette nuit et fois là ; elle rêva pensa-t-elle. Elle était face à cet homme qui autrefois l’avait contactée. Elle était assise à côté de deux femmes qui regardaient dans la même direction qu’elle. Elles regardaient toutes cet homme couché dans un vieux lit de bois jauni, vieux, laid. Elle se leva en compagnie de l’une d’elles qui était assise, la plus éloignée, et aidèrent cet homme vieilli à s’asseoir dans son lit. Il n’avait pas l’air de souffrir, il se réveillait simplement, d’un long, très long sommeil… Lorsqu’elles eurent réussi à le remonter, il n’était pas lourd et il regardait vers le plafond, elles retournèrent s’asseoir. Des tuyaux remplis de liquides diversement colorés partaient de ses chevilles et poignets et se dirigeaient vers le plafond en un faisceau qu’elle pensait être lumineux. Il y avait aussi cette femme en noir qui était assise à côté d’elle et qui ne bougeait ni ne souriait, elle regardait simplement défiler un morceau de temps. Elle tenait sur ses genoux une mallette ou une boîte dont elle sortit un appareil photo Polaroïd avec lequel elle prit une photo qui se développa instantanément, puis elle s’empressa de la ranger dans sa boîte. L’homme regardait sur sa droite, une petite structure électronique qui émettait un bip irrégulier, parfois strident, parfois sensuel, parfois lointain… Clémence pense que celui-ci la réveilla.
*
Il était aussi tard pour Machin jeune, toujours assis, toujours aussi silencieux, recouvert de son tissu jaune safran, il ouvrit à nouveau les yeux, encore plus blancs, presque transparents, il les leva vers le ciel mais les referma très rapidement. Il sourit…Il sourit de ce que Machin vieux était en train de vivre, son rajeunissement s’accélérait et il le sentait approcher à grande vitesse à sa rencontre. Il se sentait double, apaisé, fébrile à l’idée que le temps puisse se concentrer en un point qui s’établirait entre l’immobilité de sa vie présente et l’éloignement intemporel de sa mort. Il vit, presque dans une autre dimension temporelle, l’assemblage de toutes les images qu’il venait de croiser dans ses dernières vies mémorielles, d’autres inconnues se bousculaient à ses yeux, ses yeux qui cependant étaient fermés. Il avait en vision le corps d’une femme, corps parfait pour une femme parfaite. Il avait en vision l’odeur du corps de toutes les femmes, toutes plus imparfaites les unes que les autres, mais leur odeur, elle, bien qu’elle fut multiple et surmultipliée était remarquable… il ouvrit les yeux, sa lumineuse cécité était présente.
*
Je n’avais pas quitté Clémence des yeux depuis dix ans, elle m’avait conduit à travers le monde, son monde… du chaos à l’immobile oubli de son histoire. Je l’avais vue se métamorphoser, s’éloigner de son rôle matriciel. Je savais qui elle devenait différente. J’étais persuadé que cette nouvelle vie n’était pas un choix, mais une nécessité pour qu’elle protège sa vie, son devenir. Clémence était née en danger, elle devait oublier sa réalité, s’en éloigner pour continuer à vivre. Ce qui était totalement improbable mais cependant indubitablement vrai, c’est qu’elle devenait ce que je pensais qu’elle devait devenir… transparente mais totalement actrice de cette partie de l’histoire mondiale… je ne savais pas ce qui allait se passer alors que j’aurais du le savoir, moi son gardien… je continuai, immuable et paralysé dans ma fonction, mon corps et mon esprit appartenaient à ce temps, le sien… Cette nuit où elle revint chez ses parents, je fouillai dans le meuble où elle avait retrouvé ses photos. Il en restait une, coincée derrière, plutôt sous, une planche, elle n’avait pas pu la trouver. Je la mis en évidence…
*
Elle se réveilla, lourdement, comme si elle avait bu, son ventre brûlait. Elle revint vers son meuble, sentant l’évidence d’un oubli. Elle rentra en contact physique avec celle qui avait été mise en évidence, bien au-delà de la sensualité, cette photo calma sa douleur comme un orgasme issu du visuel, presque masculin. Il y avait un enfant sur cette photo, un bébé qui venait certainement de naître, il était laid, presque transparent et cela n’était pas dû à la lumière crue des néons de la clinique ou de l’hôpital où cela avait été pris. Plus elle caressait de ses doigts cette photographie, plus elle sentait le lien physique existant entre l’enfant dont l’âme avait été captée et la douleur chaleureuse qu’elle sentait dans son ventre. Elle regarda au plus près son visage photographié, prit une loupe, pour le scruter, le dévisager autant que faire se put. Limitée par la faible résolution du Polaroïd et le flou obtenu par une lentille frontale sale, elle reconnut, sans étonnement, Machin jeune. Elle en pleura, tout autant qu’elle en jouit. Dans la rue une femme en noir, elle, passait… Pas très loin, un homme, silencieux, attentif, concentré, réfléchissait, observait presque souriant ou étonné.
Elle se précipita dans la rue, courut, revint en arrière, monta dans sa voiture et conduisit vite vers le lieu où elle exerçait son éventuelle profession. Elle arriva vite, dangereusement certainement, força, plus ou moins, la porte d’entrée du pavillon où elle travaillait et courut à nouveau vers la salle où Machin jeune était assis. À sa place, vide de lui, un beau tissu d’un beau jaune safran formait un tas presque sphérique… l’infirmière de service l’avait cherché partout. Elle expliqua à Clémence qu’elle ne l’avait pas trouvé, que personne ne l’avait vu partir, qu’il n’avait pas pu quitter la pièce puisqu’entre le moment où elle était passée le voir et l’instant où elle avait constaté sa disparition, elle était restée devant la porte à discuter avec un autre enfant qui lui avait même tenu la main parce qu’il avait peur qu’elle parte. Les fenêtres étaient fixes, inouvrables… Sous le tissu, beau et jaune safran, un petit sac plastique que Clémence prit dans ses mains… Elle quitta la clinique, pour ailleurs. La femme noire marchait au loin. L’homme ne souriait plus vraiment, il regardait, au près… au loin. C’était un autre début, un autre temps, le même espace cependant… Il sera une fois.
SIX
Le 8 mars
Je suis un homme, je vis seul. J’habite un appartement dans une ville, peut-être la vôtre, je vous y ai donc certainement déjà croisé. Je viens de décider d’écrire mon journal, non pas que ma vie ait un sens ou un débordement d’activité supérieur à n’importe quelle autre, non, loin s’en faut. Mais c’est justement dans son infime insignifiance qu’elle prend son sens. Je vous livre donc mon histoire en pâture, pour que votre esprit s’en trouve apaisé, ce temps et cet espace qui sont miens sont aussi votre histoire.
7h06: Je me suis levé, comme à l’accoutumé, me sortant de mon lit avec difficulté… un rêve, durant cette nuit, a occulté la clairvoyance de mon esprit qui ne s’en est pas retrouvé reposé. Je suis fatigué…donc. J’ai rejoint ma salle de bain où ma douche ne m’a pas laissé satisfait, je n’ai pas aimé le parfum de mon savon récemment acheté. Je me suis masturbé plus maladroitement qu’érotiquement, plus solitairement que jovialement. C’est en me séchant que j’ai pris conscience de la nécessite d’écrire, de laisser une trace de mon inexistence. L’impact sensuel et ponctuel de l’eau sur ma peau me laissait à penser que mon existence dépendait du collectif, après être sec et loin de tout contact épidermique, j’ai su qu’il me fallait briller tel une particule subatomique… invisible aux yeux de tous mais essentiel à mon échelle… étant ainsi mon seul espace de référence et de conscience dans lequel je peux évoluer, j’écris et écrirai ce qu’il en est. Après m’être habillé, ce qui prit un temps sur lequel je ne m’étendrai plus tard, un autre jour certainement, j’ai pris un petit déjeuner.
7h48: Je regarde, goutte à goutte, couler le liquide noir. Depuis trente années, j’utilise le même matériel: une cuiller en argent héritée de ma mère, un pot à café jaune sale, vieilli, qui se trouvait dans cet appartement le jour où j’ai emménagé, la même marque de café, une cafetière italienne, acheté neuve, vieillie au rythme du café qui passe en son intérieur… J’aime penser que ce café que j’achète a toujours été le même, planté sur une même terre lointaine et exotique, cueilli par les mains d’une même famille, séché par un même vent… j’aime à le penser, non pas à le croire. Je ne peux ni ne sais croire. Le temps nécessaire à l’alliance de l’eau chaude et au café est méthodiquement le même depuis le début. Ma tasse est pleine, je la bois. Il n’y a pas plus calme que moi lorsque je bois mon café matinal, calme méditatif, contemplatif… je n’aime pas le café mais j’en bois.
8h23: j’ai commencé à écrire…. Je me demande réellement qui je suis depuis ce matin.
Le 16 mars
15h43: J’ai tué mon chat… non pas qu’il me gênait physiquement, mais je ne supportais plus le regard fixe qu’il portait sur moi. Hier, dans ma cuisine blanche, il s’était assis sur ma table blanche. Comme à son habitude, il avait passé le temps durant lequel j’avais dîné, à me fixer, sans ronronner, sans fermer les paupières…. moi, celui qui, si ce félin avait eu la parole, aurait été appelé maître. L’autre soir, alors que j’épluchais scrupuleusement mes pommes de terre, essayant, pour autant que faire se peut, de produire des épluchures d’une régularité quasi mathématique, obséquieusement géométriques, il avait osé monter sur mes genoux et se positionner entre mon corps et mes mains qui tenaient l’Économe référentiel, matériel parfait que j’avais enfin trouvé après avoir essayé de nombreux modèles. Il s’était placé de façon à ce que son visage de chat soit face à moi, ses yeux dans mes yeux, odieux… c’est moi qui avait abandonné mon regard à la recherche de l’ampoule de cette pièce afin que d’être ébloui pour ne plus avoir à le fixer. Je me souviens du matin, je crois, où, tout petit, il était arrivé par la fenêtre, s’installant chez moi pour ne plus en partir…. ce n’est pas tant qu’il m’ait regardé qui m’a conduit à le tuer, c’est qu’il n’ait jamais osé me parler.
16h38: J’ai écorché mon chat et je ferai de sa peau une besace dans laquelle je mettrai mes paquets de nouilles emballées de papiers rouges et verts. Son corps sanguinolent gît à terre, il ressemble à un lapin écorché, comme l’un de ceux que j’achète parfois et que je cuisine mal, mais il faut que je me nourrisse…
17h23: Après l’avoir cuisiné à la diable comme un vulgaire lapin, je me prépare à le manger. J’en ai placé une partie dans le compartiment congélateur de mon réfrigérateur… Il était très gros mon chat, j’ai du mal à le faire entièrement entrer entre le paquet d’haricots verts et la boite de glace noix de coco chocolat.
18h45: Je vomis mon chat…
le 19 mars
Jour de pluie, je me suis remis assez difficilement de l’indigestion de mon chat… trop gras peut-être ? Je reste chez moi, c’est un jour où je ne travaille pas et quand je ne travaille pas j’écoute la radio…
9h55: mon émission d’information favorite commence toujours par une séquence musicale, à chaque nouvelle émission un nouveau morceau que je ne connais pas puisqu’il est par essence inconnu avant qu’il ne passe sur les ondes radiophoniques et l’internet. Même si j’exècre certains styles musicaux, j’écoute toujours, plus pour le plaisir de la nouveauté que pour l’éventuelle sensation ressentie à l’écoute de la mélodie, s’il y en a une. Ce matin pour la première fois depuis dix ou deux ans, ou moins, ils ont repassé une chanson pour la deuxième fois, je sais que c’est la première fois parce que je note systématiquement sur mes cahiers rouges à spirale tous les titres et durées des chansons qui passent. Je suis coi, interdit, silencieux face à cette répétition qui m’a plongé dans le doute de l’existence de la linéarité du temps…
10h00: Mon émission débute, elle m’informe de ce que je ne peux voir, puisque je sors peu ailleurs. Je sors pour aller travailler, je sors pour chercher ma nourriture, mais ce sont toujours les mêmes trajets que je prends à destination des mêmes endroits. Mais je ne m’en souviens cependant jamais… je sais que le temps oblige à ces répétitions.
10h35: L’émission s’est terminée de manière impromptue, le flux d’information a été interrompu, normalement en fin de compte, c’était l’anniversaire de la prise de pouvoir sur la planète par le président de mon pays pour une période indéterminée parce que l’insurrection délinquante avait régné dans de sombres cités que je ne connaissais pas, l’armée contrôlait désormais l’espace géographique et sociogéoéconomique, les sources d’émission de l’information, les services bancaires, les publications, toutes les sources de réflexion, l’internet étaient sous contrôle total sur la planète entière, un couvre-feu était instauré depuis ce jour pour les personnes dont le revenu était inférieur au revenu moyen par habitant, tout cela parce que sa femme l’avait trompé avec un homme du peuple et qu’il haïssait ce peuple, il avait dit tout cela, à la radio le jour où il avait fait ce coup d’état, sur ton sans agressivité, comme si c’était normal, il avait même dit le nom de l’amant de sa femme, un certain Garbiel…. J’ai choisi de débrancher ma radio, j’ai laissé le fil pendre, la prise mâle à terre. Ce n’est pas que j’ai peur mais c’est que j’ai déjà entendu tout cela, comme j’avais déjà entendu cette chanson…je veux être informé de nouveautés, qu’elle soient horribles ou sensibles.
12h00: Face à mon réfrigérateur ouvert, je regarde ce qu’il me reste de mon chat: la tête… J’hésite.
Le premier avril
C’est un jour où je vais sortir, c’est un jour où tout le monde fait des blagues…. j’aime les blagues que font les gens le premier avril, j’aime…. mais j’en ai peur, il m’arrive de croire que cela est vrai et je modifie ma façon de vivre en fonction de ces blagues qui n’étaient pas les vérités que je croyais qu’elles étaient. Mais aujourd’hui j’ai décidé de sortir pour rire, rire avec les autres…
6h07: Je me suis habillé plus beau, plus apprêté qu’à mon ordinaire…. j’ai déjeuné plus tôt aussi, j’attends désormais qu’il fasse jour pour sortir.
6h12: Je sens mon cœur qui bat plus fort, ce sont peut être les prémisses d’un rire qui va s’éterniser toute la journée… un rire peut-il s’éterniser toute une journée ?
6h38: Le jour se lève enfin, il ne pleut pas, je pense même que ce sera un jour de ciel bleu… rire sous un ciel bleu.
6h58: Je me lève pour sortir, c’est important de bien se lever pour partir d’un pas décidé…. je me suis bien levé.
7h06: Je suis face à ma porte…. fermée, fermé. Hier au soir, comme d’habitude j’ai fermé ma porte à clef et j’ai mis cette clé, la seule que je possède, dans l’une des poches de mon pantalon. Je possède deux pantalons, un que j’ai mis à laver dans la machine qui sert à cette fonction et l’autre que je porte sur moi. La clé n’est pas dans les poches de ce pantalon que je porte, elle ne peut être que dans les poches du pantalon qui tourne et trempe dans la machine.
7h36: Le cycle de lavage huit, le seul que j’utilise vient de se terminer, j’ai retiré mon pantalon du tambour rotatif, j’ai fouillé les poches, je n’ai pas trouvé la clef.
8h00: Je suis assis face à ma porte fermée à clef, je n’ai pas retrouvé la clé…. je pleure.
Le 3 avril
Ce matin j’ai lu, l’un des livres que je possède. J’ai commencé juste après mon petit déjeuner. C’était un livre de 206 pages, J’ai commencé, comme je le fais toujours par lire au hasard, une des pages. Si elle me satisfait, je commence au début et j’essaie de lire en une seule fois pour ne pas oublier ce que j’ai lu.
7h58: C’est l’histoire d’un homme qui lit un livre, mais qui chaque jour doit le recommencer parce qu’il oublie ce qu’il a déjà lu. Il n’a donc jamais essayer de lire qu’un seul livre dans sa vie. Ce livre raconte donc l’histoire que l’homme lit et l’histoire de cet homme qui lit, s’il lisait ce que j’écris, il pourrait se remémorer plus facilement l’histoire qu’il oublie.
8h36: J’en suis déjà à la page 65 et l’homme dans son livre en est à la page 102, le livre qu’il lit doit être plus gros que celui que je suis en train de lire.
9h36: J’ai dû recommencer mon livre, je me suis endormi car je m’étais installé sur mon lit pour lire ce livre. L’homme de l’histoire que je lis a dû lui aussi recommencer parce qu’il a fermé son livre juste pour aller se préparer son repas. Il a recommencé à lire juste après celui-ci.
17h37: L’histoire que l’homme lit est finie et l’homme n’a plus rien à lire. Je lis donc en ce moment l’histoire d’un homme qui a lu mais qui ne lit plus, mon livre est plus long que je ne pensais. L’homme de l’histoire lit plus vite que moi puisqu’il a fini son histoire avant moi.
20h53: Je suis fatigué, je n’ai pas fini de lire, l’homme a fini mais doit recommencer à lire parce qu’il a encore oublié ce qu’il avait lu et moi si j’arrête de lire, je vais oublier qu’il a oublié et je devrais encore recommencer…. J’hésite.
22h39: Je viens de me réveiller, il y a un livre à côté de moi, je ne me souviens pas de l’avoir lu. J’ai regardé par la fenêtre, il y a un homme qui marche dans la rue, un livre à la main…Il sourit.
le 7 avril
Aujourd’hui j’ai reçu la visite d’un ange, je n’avais jamais vu d’ange. C’est aussi gros et grand que moi et elle me regardait droit dans les yeux.
Ce matin on a frappé à ma porte, j’ai ouvert, je ne savais pas encore que c’était un ange qui était derrière. C’est au moment précis où j’ai ouvert le battant que j’ai compris. Sur son pull-over était écrit ANGE, il portait des vêtements clairs, elle avait de grands yeux bleus qui étaient accompagnés d’un sourire radieux, un radieux sourire. Elle me dit, couvert par le bruit de la rue, que c’était pour un son d’ange, il sortit de son sac une chemise, prit un double feuillet rose qu’elle posa sur le dos renforcé de son sac, qui seul était de couleur sombre… j’écoutais le son de sa voix, sa voix d’ange, son son d’ange. Il m’a questionné:
« Avez-vous des enfants ?
_Non.
_Aimeriez-vous avoir un enfant ?
_Je ne sais pas.
_Si vous étiez une femme, aimeriez-vous avoir un enfant ?
_Je ne sais pas.
_Êtes-vous pour le principe des mères porteuses ?
_Oui. »
Elle notait tout, précisément. Il m’observait et écrivait, je pense, les résultats de ses observations. Quand elle eut terminé, elle se dirigea vers la porte, juste avant de partir je lui proposai de me montrer son sexe, il refusa, arguant que cela ne se faisait pas, elle partit. Je restais face à mon ange… déçu.
Le 10 avril
Je ne sais pas ce qui se passe dehors aujourd’hui. Il y a beaucoup plus de gens dans la rue qui est à l’aplomb de ma fenêtre, deux étages plus bas, qu’il ‘y en a d’habitude… Plus de gens habillés en blanc.
11h52: Je devais aller travailler ce matin, j’ai voulu téléphoner pour leur dire que je ne pouvais pas y aller, je ne trouvais plus la porte de mon appartement, celle qui devait me conduire au couloir qui conduit à l’escalier qui mène à la porte de l’extérieur. Je ne trouvais pas non plus le téléphone qui m’eût permis de leur expliquer pourquoi je ne venais pas travailler.
13h06: Je me sens doucement plonger dans un sommeil que je voudrais léger, mais je ne peux lutter…. je plonge gravitationnellement…..
16h59: Je viens de me réveiller, je n’aime pas ces phases de sommeil lourd, la remémoration de mes rêves à l’approche de mon réveil me laisse un goût de vérité plus que certaine. Je ne me sens pas vivant dans l’espace où mes yeux se réhabituent à la lumière et puis je reconnecte avec la certitude que le vrai est là à cet instant.
17h48: Il y a toujours plus de gens vêtus de blanc dans la rue qui est en bas de chez moi. J’aimerais pouvoir prévenir quelqu’un, là où je travaille, mais je n’ai toujours pas de porte ni de téléphone.
18h36: Je me réveille, fiévreux, suant d’une sueur froide et malodorante. Des douleurs contractantes parcourent mes muscles dorsaux. Je suis certainement malade aujourd’hui , c’est pour cela que je n’ai pas pu aller travailler… Un homme vêtu de blanc vient de déposer quelques médicaments qu’il m’a aidé à prendre. Je ne sais pas où est la porte par où il est passé… Depuis combien de temps suis-je alité ? Il me répond qu’on m’a ramené chez moi parce que j’avais eu un malaise sur mon lieu de travail…En souriant.
19h47: J’ai beau fixer le mur, je ne sais toujours pas où est la porte…
le 11 avril
Je viens de passer une vie entière, assis les yeux fermés, recouvert d’un voile orange à reconstruire mon monde, son passé qui partait en morceaux, son histoire qui n’avait plus de sens… le passé, c’est terrible, c’est moi qui sais…
le 13 avril
C’est un vendredi, jour de chiance, pas de chance…. peut-être pourrai-je gagner à la loterie… si je joue, je ne sais pas où l’on joue à la loterie. Je ne sais pas comment jouer à la loterie.
8h33: J’ai lu, j’ai bu, j’ai vu…. mais je ne sais plus dans quel ordre. Ma tête s’emplit d’une mémoire qui se vide. Je la sens présente, mais plus le temps passe, plus j’ai cette sensation de vide qui l’accompagne… Il faut que je comprenne pourquoi.
9h12: L’ange de l’autre jour est repassé, me posant encore d’autres questions auxquelles je n’ai toujours pas su répondre… malgré les efforts que j’ai pu faire. Je lui ai demandé si je pouvais jouer à la loterie. Il m’a répondu que cela ne posait aucun problème, alors elle m’a tendu un petit bout de papier sur lequel il a griffonné un nombre au stylo bleu ciel… 13.
10h56: J’ai gardé ce petit bout de papier, je suis certain que je vais gagner, j’allume ma radio pour écouter les résultats, mais visiblement je n’ai plus d’électricité dans le fil ou l’électricité de mes piles s’est enfuie.
15h38: L’ange revient en souriant, un énorme colis de type cadeau sous le bras, cette boite bleue est entourée d’un nœud jaune, très visibles tous les deux. L’ange les pose sur ma table. Il me dit que j’ai gagné, que le numéro 13 a été tiré.
22h38: Je suis toujours assis face au cadeau que j’ai gagné, je ne sais plus pourquoi je l’ai gagné. Je sais que le vide de ma mémoire gonfle de plus en plus, que l’espace de ma mémoire dans mon cerveau s’étend par delà les limites osseuses de ma boite crânienne, que je sais encore pleurer… alors je pleure.
Le 17 avril
Je crois être sorti ce matin, mes chaussures étaient couvertes de boue. J’ai longuement regardé cette boue, elle était sèche, cependant il pleuvait dehors… cela n’aurait donc pas pu être possible. J’ai le souvenir d’avoir marché dans la rue, de m’être arrêté à la terrasse d’un café où j’ai pris, en écoutant pleuvoir sur les grandes bâches qui recouvrent les terrasses, un café crème. J’ai le souvenir d’avoir regardé le corps d’une femme qui était non loin de moi, assise jambes croisées, dévoilant par ce mouvement naturel un galbe de cuisse désirée. J’ai le souvenir des voitures roulant dans les flaques de pluie, aspergeant d’une eau sale les personnes passantes. J’ai le souvenir de mes souvenirs…
21h58: Je ne peux pas dormir, la pluie a cessé de tomber. J’ai passé ma main par la fenêtre, presque totalement fermée, pour recevoir au creux de ma paume les dernières gouttes, j’aime le contact de cette réalité.
22h58: Cela fait une heure que je regarde par la fenêtre, je n’ai pas vu de personnes passer, ni d’animaux, l’espace extérieur est vide. Je me concentre sur les flaques d’eau qui reflètent la lumière de certains lampadaires, mais je ne peux en éprouver un satisfécit immédiat, il ne s’agit que d’une lumière, que de l’eau….
23h58: Je me suis fortement concentré pour donner un sens précis à cette journée. J’ai passé une partie de la matinée à croire que j’étais sorti, une autre partie à me souvenir de ce souvenir qui n’était qu’un mélange de souvenirs… je me sais troublé, désorienté, voire incohérent. Ces deux minutes d’écriture sont pour moi le moyen de me connecter à mon cerveau coupé de son regard sur l’extérieur, je vois l’intérieur et l’espace qui s’offre à moi est odieusement immense… il va être minuit, je replonge par l’intermédiaire de la boue de ma chaussure droite dans une nouvelle journée….je me souviens de cette boue près de la terrasse du café.
Le 24 avril
Je viens de passer une semaine à hurler, hurler de la crainte que j’ai de ma propre image…. je me suis vu, livide, dans une glace accrochée à l’un de mes murs, je ne l’avais pas encore vue, j’en fus surpris. Pendant cette semaine, j’ai cherché à me cacher de mon image, qui à chaque instant m’épiait. Je me suis donc relevé la nuit pour la recouvrir d’un drap, mais mon image était encore dessous; là derrière ce drap qu’elle tenait…. hasardeusement. J’ai fini par me haïr, j’aurais pu la tuer en m’assassinant, mais j’ai hésité…. j’avais peur de son existence après ma mort, celle que je me serais donnée… Je me suis alors assis en attente de la nuit tombante, je suis resté éveillé, patiemment. J’ai vu, lentement, s’évanouir mon reflet dans l’absence de lumière de la nuit naissante. Je me suis mis nu, pour être plus vrai que je ne l’avais jamais été et pour ne pas me tromper… Si mon image s’était emparée de mon corps lors d’une dernière nuit durant laquelle je m’étais endormi ? J’ai donc fait le choix de ne pas dormir et de la fixer droit dans mes yeux, dans ce miroir tant qu’elle serait présente. Durant quatre jours, je ne l’ai pas quittée, si ce n’est pour cligner des yeux, mais encore pour être certain qu’elle ne se sauvât pas, je m’étais approché de la glace et je la tenais de façon à ce que, si elle voulait s’enfuir durant le clignement de mes yeux, elle n’aurait pu passé sans me heurter de face. Ce n’est qu’au bout du quatrième jour et de la quatrième nuit que je me suis écroulé face sur la glace. Au matin, à l’instant de mon réveil, la glace était brisée et mon image n’était plus là. Il ne restait que çà et là, sur de tristes morceaux anguleux et coupants, que de courts espaces refermés où elle gisait morcelée. J’ai laissé les morceaux à terre, sans rien leur dire, j’ai marché sur ce petit morceau où l’image de mon visage me regardait de ce bas vers mon haut…. je l’ai écrasée, cette prétentieuse idole qui m’eut fait croire que j’étais autre et enclin à devenir altruiste. Durant tout ce temps, je n’ai cessé de hurler, à m’en casser la voix, à m’en casser le son qui ne pouvait plus sortir de ma bouche sans heurter l’image dans la glace…. quand le silence fut revenu, je me suis lentement mis à penser à mon chat, qu’il y a peu de temps, j’avais pris plaisir à manger…
le 30 avril
Je vais mieux, je le sens et sais. J’ai passé cette dernière semaine à intensément me reposer, j’ai pris les médicaments que le personnel hospitalier me donnait. Avant aussi je les prenais, mais je ne les digérais pas et je les vomissais avant que la cellulose rouge et blanche des petites gélules ne soit attaquée par mon acide gastrique… Tant et si bien que je divaguais, c’est ce qu’on m’a dit…. donc je vais mieux. Je vais si bien que j’envisage même de sortir de ma chambre, l’infirmière en chef m’en a donné l’autorisation, c’est elle qui garde toujours la clé. Elle pense que mes médicaments n’ont pas suffisamment stabilisé mon esprit qui avait tendance à construire la réalité plus qu’à la voir défiler comme tout à chacun. Donc je vais sortir dans le parc….
12h38: Je suis assis dans le parc, il y fait beau. Je viens d’absorber, sous le regard vigilant de l’infirmière, mon anxiolytique, mon antidépresseur, mon neuroleptique de classe 2, mon stimulant vitaminé, mon bromure, mon lithium, le nouveau qui est en test et un verre d’eau… et je n’ai pas envie de vomir.
13h22: Je suis assis à côté d’une jeune infirmière qui est certainement là pour me surveiller, par delà ma camisole chimique. Je vais bien, je me sens loin de tout contact avec cette réalité, qui il y a encore quelques jours m’obsédait. Je l’ignore, elle m’entoure simplement pour me laisser exister. C’est elle qui par sa présence donne désormais un sens à mon existence, cette réalité qui m’englobe mais dont j’ignore l’exactitude. Je ne suis plus dans cette précision des sens qui m’obligeait à voir avec une acuité certaine et pernicieuse jusqu’aux contours des ombres et à vérifier qu’ils correspondaient à l’image de l’objet qui les protégeait de la lumière… Je vais donc bien et loin.
13h52: Je regarde le corps de l’infirmière qui s’est levée, je le détaille profitant de la lumière qui traverse sa blouse et qui me donne à voir l’ampleur de sa masse fessière. J’aime mon infirmière. Je l’aime, je pense, comme j’aimais mon chat…
le 4 mai
Il me semble qu’un temps long et incertain est passé le long de ma vie ces derniers temps…. j’envahis le silence qu’il m’a été permis de sentir avec de la musique, elle comble l’immensité de l’espace qui m’entoure. Ma chambre est petite, j’en conviens, mon lit n’a qu’une place que j’occupe à tour de rôle. Mon existence se déroule ainsi, lentement, sans jouir de ce qui m’entoure, juste accepter désormais qui je suis et où je suis. Je prends journellement ma dose médicamenteuse, elle me plaît. Grâce à elle, j’ai de nouveau pris la parole et suis rentré en communication avec d’autres patients et patientes. Pour la plupart, ils sont comme moi, absents dans leur présence, alors qu’avant ils étaient présents dans leur absence. Nous sommes donc tous ensemble dans ce grand parc où chaque matin des jours où il ne pleut pas, nous venons, calmement à petits pas nous sourire l’un à l’autre ou l’un, l’autre, je ne sais pas comment le dire et si cela se dit, mais je le fais… ce matin, je suis donc revenu à la parole, je n’ai eu qu’une envie, celle de dialoguer avec cette grande femme blonde qui comme moi absentait les moments, les uns après les autres, mais en souriant mollement. Je me suis donc dirigé vers elle et je lui ai parlé, puis nous nous sommes parlés…. le temps, le passé dont nous nous souvenions peu, ses enfants, les miens peut être, les autres qui nous paraissaient si loin…. quelques heures durant nous avons dialogué, nous sommes promis de recommencer dès demain. C’est au moment de la quitter que j’ai eu du mal, je n’ai pas pu me séparer d’elle, car, je crois que je la trouvais belle ou peut être bonne, vraiment. Je lui ai demandé de rester encore un peu en ma compagnie, elle a refusé, parce qu’il faisait frais et nuit ou le contraire. Alors je l’ai mordue au bras, très fortement, les infirmiers sont intervenus rapidement et m’ont conduit jusqu’à ma chambre où je suis désormais enfermé. J’ai le goût de son corps dans ma bouche, le goût de son sang et je l’aime…. plus que mon chat. Je ne cracherai pas le morceau que je lui ai pris, je ne parlerai pas avant que mon corps l’ait intégré au sien, je ne prendrai plus mes médicaments….
le 8 mai
Le morceau de chair de la femme a lentement fondu dans ma bouche, je suis resté bouche fermée pendant quatre jours, je ne l’ai pas digéré, c’est sa chair qui a fondu au contact de ma salive, je l’ai intégrée, elle aussi…..
8h56: Je me suis attablé et je viens de commencer une lecture exhaustive d’un livre de cuisine. Il n’y a pas de recette de chat ni de morceau de grande femme blonde. J’ai décidé de découper un morceau de mon bras pour savoir quel goût j’ai, mais je n’ai aucun objet tranchant qui pourrait me permettre d’effiler ma viande, je ne serai pas satisfait tant que je n’aurai pas exécuté cet acte que je prémédite obsessionnellement.
9h12: Je viens de lire plus rapidement qu’à mon habitude un livre sur la boucherie: « la belle viande ». J’ai compris comment il fallait faire pour que le goût du sang soit conservé. J’appliquerai à la lettre cette technique sur ma viande.
9h32: Je viens d’imaginer que je pourrais peut- être me planter le crayon dans l’avant bras et qu’en le tournant je pourrais déchirer mes tissus humains. Le crayon est de matière plastique souple, il s’est juste arrondi au contact de mon avant-bras.
10h12: iIs m’ont servi un repas dans des assiettes en carton, même mes couverts étaient en carton…..
10h38: Il n’y a rien qui puisse me servir pour me découper….je jette donc mon bras contre le mur, de plus en plus fort. La douleur n’est qu’une information qui me permet d’accéder à la finalité de mon acte…. je commence à saigner du bras gauche, j’écris de la main droite. Je frappe de plus en plus fort.
11h01: Ils viennent d’intervenir, ils m’ont piqué une aiguille dans le bras dont je me serais nourri, je ne souffre plus, je n’ai jamais vraiment souffert. Je me sens plonger, j’ai faim, très faim…. je me serais bien aimé.
Le 10 mai
Pendant deux jours, j’ai dormi abruti, abattu à mon réveil, attaché sur mon lit, je peux écrire cependant malgré mon bras douloureux. Je sais que j’ai rêvé, je ne me souvenais plus d’avoir rêvé ….j’ai donc rêvé d’un enfant que j’avais été, je ne m’en étais jamais souvenu… peut-être sous l’effet du somnifère qui m’a été administré. Il y a donc longtemps j’avais peut-être été un enfant, perturbé, perturbant… bipolaire avec troubles neuro-moteur associés qu’ils disaient, mes parents avaient laissé faire, surtout ma mère. Ils avaient laissé faire un médecin qui avait commencé à me faire absorber de petites pilules plus ou moins sucrées dont l’effet était censé me calmer. S’il n’y avait eu qu’elles qui étaient sensées me calmer… Au départ il y aurait dû avoir ma mère, mais elle ne m’avait jamais touché, alors j’avais commencé à remuer pour me faire remarquer et à pleurer parce qu’elle ne me remarquait pas. Elle n’avait jamais compris que j’essayais, à chaque fois que j’entreprenais une nouvelle action qui n’en achevait pas une autre et qui perturbait la prochaine, de lui dire que j’étais là; et plus mon effort pour être là augmentait, sans que je sus en expliquer les raisons, plus la distance qui m’éloignait d’elle s’accentuait. Le jour de ma naissance, elle m’avait posé à côté pour regarder par la fenêtre, voir si mon père finirait par arriver. Il ne fut là que quelques heures plus tard et pendant ces heures je n’avais pas cessé de m’éloigner d’elle malgré tout ce que mon corps finissait par faire à ma place pour quitter ce côté où elle m’avait placé… Ainsi donc de psychotropes en lithium à haute dose, j’avais fini par déserter mon corps, l’habitant sans savoir qu’il était mien, l’ignorant jusqu’à ne pas le voir dans un miroir. Les autres s’absentaient de ma vie, ils avaient cette évidence de la transparence.
Après il y a un trou , mon rêve s’est achevé avant de me dévoiler le reste de cette vie…. je vais me rendormir pour… peut-être….
23h52: J’ai encore dormi, ils ou elles m’ont détaché pendant mon sommeil, j’ai relu ce que j’ai écrit à mon premier réveil…. je l’avais déjà oublié. J’ai faim, je mords mon doigt…. ils reviennent.
Le 12 mai
Ce qui devait arriver est arrivé. Ils ont laissé la porte de ma chambre ouverte… J’ai fui dans le couloir, puis du couloir, dans des toilettes, des toilettes dans la rue… en sautant par une fenêtre. Dans la rue, sur le trottoir, j’ai couru jusqu’au bout de cette rue et enfin je me suis arrêté… Là près de ce mur. Je suis parti en emmenant mon cahier sur lequel j’écris, je suis nus pieds, c’est un jour où il fait froid, donc j’ai froid. Je suis en train d’écrire à l’abri d’une porte, accroupi… je me demande si je n’ai pas plus besoin d’écrire que de liberté extérieure. Je décide donc de retourner vers ma chambre où il faisait chaud.
13h52: J’ai réintégré ma chambre, ils ont été étonnés de me voir à la porte de la clinique où je réside… Ils me savaient parti, ils ne me savaient pas capable de revenir aussi rapidement.
14h26: Une personne, une femme à la poitrine opulente vêtue d’une blouse blanche est venue me voir, elle m’a observé longuement. Elle m’a dit qu’elle reviendrait me voir tout à l’heure.
15h39: Cette même personne vient de me quitter, elle m’a longuement questionné sur le pourquoi de ma fuite. Je crois lui avoir expliqué que c’était par instinct, non par volonté. Lorsque j’avais vu la porte entrouverte, je n’avais pas pu faire autrement que de me sauver, je n’avais pas soumis mon cerveau à un acte réfléchi. Il avait juste pris le dessus et avait ordonné à mon corps une fuite… Au moment où cette personne m’a quitté je lui ai demandé pourquoi j’étais dans cette clinique. Elle ne m’a pas répondu, elle est partie.
16h28: Elle est revenue, cette personne n’était pas un homme, elle m’a expliqué le pourquoi de mon internement. Il y a quelques mois, bientôt douze, j’ai tué ma femme et je l’ai mangée. Je ne me souviens pas de son goût, cela me désole plus que sa mort.
Le 2 juin
Je sors de ma torpeur printanière, plus féroce que molosse… je suis sorti d’un coma maladif où je me suis plongé afin que mon cerveau oublie jusqu’à mon image…. quelle en est sa couleur, que dire de mon odeur ? Tout m’est inconnu, jusqu’à ces gens blancs aux gants blancs. « Pourquoi suis-je là ? » ai-je osé demander à l’une d’entre eux, femme enrobée d’un parfum très corporel, son corps comme une odeur de viande. Elle me répond que je suis tombé dans le coma, plus exactement que je ne me suis pas réveillé d’une nuit de grande banalité. Pourquoi donc cette longueur de sommeil ? Quelques images qui me donnent l’impression d’une obsession oubliée, un goût de corps vieilli au fond de ma bouche, des flots d’absence… et je suis là attentif à tous ces mots qu’elle sait me dire par delà l’odeur de son corps…. je mastiquerais bien l’un de ses opulents seins à l’aréole tombante sans pointe apparente… prendre le temps de me réveiller, repartir dans ce sommeil rapidement, définitivement…
j’ai la sensation de fuir ou voyager, le lieu où je me retrouve enfermé ne m’appartient pas. Je ne suis pas d’ici, je ne suis pas de cet endroit où les gens sont enfermés. Je suis d’ailleurs, mais je ne saurais me localiser dans l’espace et le temps… À côté de mon lit sur une table blanche, une boîte remplie de photographies et un manuscrit écrit par mes soins. Je n’ai pas la force de les prendre pour les regarder et le lire, j’en aperçois juste une, une photographie couleur. Je reconnais vaguement ma femme qui est morte, partiellement mangée par mes soins. C’est ce qu’ils m’ont dit, je ne sais pas si c’est vrai. Je n’appartiens plus à ce monde, je me sens couler tel le liquide d’une bouteille d’eau… qui goutte à goutte s’enfuit de son récipient. Je ne suis pas celui que je viens d’être, beaucoup trop de temps d’absence, juste cette reconnaissance, je n’ai pas le souvenir de la vie qui va avec, d’autres vies se bousculent… je plonge, je rejoins ces photos… je ne suis plus ici…pas cette fois. De longs moments de noir parcourent mon voyage. Je vois autour de moi tous ces gens qui s’agitent comme s’ils cherchaient à me récupérer, mais je me laisse glisser. Je suis totalement conscient de cette lente fuite, hors de moi.
Le 6 juin
Je suis alité, pas allaité, lentement… les yeux tournés vers le plafond…à ma gauche, un bruit irrégulier, tout est blanc, beaucoup trop blanc… Je m’appelle J.
SEPT
Lentement, mollement, tout d’abord sans qu’aucun de ses muscles ne tressaille, ce vieil homme alité, tuyauté par de nombreux endroits et envers de son corps, se met à respirer plus bruyamment. Il ouvre un œil, très petitement, puis l’autre très rapidement. Il regarde ce qui l’entoure, il regarde ceux qui l’entourent. Il est dans une chambre médicalisée, pas une chambre d’hôpital. C’est plutôt une chambre sombre dont les murs sont recouverts de bois. Son lit est ancien, jaune, jauni aussi par le temps passé mais équipé sur les côtés d’un système électronique dont il n’arrive pas à voir la forme et la couleur. Il n’entend que le son qui en émane, un bip irrégulier et très lent qui ne peut être l’écho interprétatif de son cœur. C’est un autre bruit, dont il ne peut ni ne sait analyser la provenance et le sens… Il regarde un flot de tuyaux diversement colorés qui remontent tous vers le plafond et s’enfoncent dans celui-ci à l’aplomb de son lit… Il ne peut se redresser, il regarde donc en l’air, le plafond est blanc légèrement jauni par le temps, peut-être sont-ce ses yeux ? Il sent alors deux paires de mains qui l’aident à se relever, ce sont les mains de deux femmes différentes… Elles l’aident à s’asseoir, lui, puis elles retournent sur les chaises où elles étaient précédemment assises. Elles sont trois, trois femmes face à lui, elles le regardent avec une réelle bienveillance. Il ne saurait les nommer, il ne saurait dire qui elles sont pour lui, cependant il les a déjà vues. La plus jeune est très belle, tragiquement féminine, profondément sensuelle, sexuelle… Il sent un lien avec elle, une sensation d’éléments communs, peut-être son amante ? La deuxième est entièrement vêtue de noir, elle porte une mallette de cuir noir sur ses genoux, son apparence et son regard sont plus sévères, elle est belle, elle est tragique, plus âgée, plus attentive que la première au regard qu’il porte sur elle, peut-être sa femme ? La troisième vêtue de blanc laisse apparaître un profond décolleté, ses seins sont énormes, elle porte une petite coiffe sur le sommet de son crâne, il pense que c’est une infirmière, d’ailleurs elle a, avec la première, aidé à ce qu’il se positionne dans ce lit de bois, jauni, laid. Elles sont toutes les trois face à lui, il veut mais ne peut leur parler, aucun son ne peut sortir de sa bouche, un tuyau s’y enfonce profondément. Elles le regardent, la première vient vers lui et pose sa main sur son front. Il sent son odeur, comme un relief intime. Il connaît ce corps, il connaît cette peau, il a déjà été au plus intime de cette femme. Celle en blanc s’est levée à son tour, elle vient manipuler le bloc informatique qui se situe à la gauche de son lit. Celle en noir n’a pas bougé, elle a juste photographié ce moment avec un appareil Polaroïd, puis elle a mis le cliché dans sa mallette. Il sent ses yeux se fermer… il repart et c’est encore une fois, toujours une fois, jamais la même, sa mémoire est pleine de trous, comme une fuite à un robinet… Une fuite en avant.
HUIT
Au fond du sac de J. il y avait aussi ce texte qui était très méticuleusement écrit à la main…
« Ce qui est écrit est ce qui a été et ce qui sera.
Moseph n’avait jamais vraiment été un enfant. Sa mère, dès qu’il sut marcher, utilisa ses pas pour attirer ses clients…Elle se prostituait depuis qu’elle avait quatorze ans. Moseph était donc le fruit de l’union d’un client qui passa puis revint sur ses pas et d’un verre d’alcool pour se réchauffer durant cette froide soirée d’hiver, elle ne sut vraiment jamais si cela était un 23 ou 24 décembre… Il naquit tant bien que mal et en garda une déformation du visage. Sa mère l’avait oublié deux heures après l’accouchement, le long d’un mur… l’avait-elle oublié, perdu ou abandonné ? Toujours est-il qu’elle était revenue sur ses pas, avait trébuché sur un caillou et son pied avait écrasé le visage de son enfant, l’enfant…Deux heures après sa naissance, Moseph avait le visage ressemblant à une peinture cubiste, ayant ainsi du mal à pleurer, c’est pour cela que sa mère l’accepta… pour son silence. Dès qu’il sut marcher, elle lui apprit à arpenter le trottoir de long en large; pendant qu’elle attendait à sa place, sous son porche, qu’aucun n’eût osé lui prendre, Moseph marchait, alpaguant les clients potentiels en les tirant par la manche. Dès qu’un homme faisait signe de compassion à l’égard du petit, elle se précipitait, faisait mine de retrouver sa progéniture égarée depuis quelques instants et essayait au plus vite de conclure la passe… Moseph, alors s’asseyait, sur la marche du porche où sa mère attendait quelques instants auparavant. Il se souvint longtemps du bruit des talons maternels montant l’escalier de bois de cet hôtel où ils vivaient tous deux. Lorsqu’elle redescendait, le bruit des talons n’était pas le même et parfois, selon la somme ou le plaisir, il avait droit à une caresse, comme celle qu’elle donnait au chien du boucher. Moseph se relevait et recommençait son déplacement chaotique sur les quelques mètres de trottoir que sa mère pouvait revendiquer. Il passa ainsi une partie de cette période qu’on eût pu appeler enfance pour un autre. Un jour imprécis Moseph eut six ans….sa mère, plus que toute autre, était incapable de se souvenir du jour où son enfant était né: “A la fin de l’été”, disait-elle. Moseph garda en mémoire ces mots et quand il fut adulte, il se choisit le 21 septembre comme date d’anniversaire. Il eut donc six ans, son visage marqué commençait à apeurer les autres enfants, les hommes de passage ne s’intéressaient plus à lui, ils le repoussaient plus souvent, sa mère s’en occupa de moins en moins. D’autant plus que quelques mois avant son éventuel sixième anniversaire, un homme nommé Garbiel s’était auto proclamé protecteur de sa mère, cette femme, celle-ci et pas une autre. Il est vrai que malgré son alcoolisme rédhibitoire, sa mère, cette femme, possédait des avantages qui n’appartiennent qu’aux femmes : une poitrine forte et ferme, une croupe dont elle offrait parfois l’intime sans supplément, une bouche dont la gourmandise incontrôlable avait déjà fait le tour de la ville… Cette femme, sa mère, était connue pour ces qualités, ses qualités et ses quantités. Garbiel n’était pas le plus beau ni le plus fort, mais il lui arrivait d’être gentil, doux, prévenant, brutal, violent, pervers…..Elle s’en taisait, prenait un fort plaisir quand il la prenait. Elle n’aurait pas su dire pourquoi, mais elle savait comment, où, qui et avec quoi….Garbiel n’était donc qu’une ordure masculine qui prenait sans donner….son homme, ainsi en avait-il décidé; elle gagnait bien et ne bronchait jamais. Moseph assista donc plus souvent qu’à son tour à leurs accouplements sauvages, brutaux, souvent violents…. il comprit vite ce que jouir voulait dire… Depuis Garbiel, elle ne lui caressait plus les cheveux comme elle le faisait encore au chien du boucher. Moseph se mit à haïr Garbiel… son odeur, sa présence, ne serait-ce que sa lubricité permanente et insatisfaite, tout cela poussait ce petit garçon à haïr. Il commença par se haïr lui: son corps, son reflet dans la glace, son visage écrasé, la ressemblance avec sa mère, et puis il finit par Garbiel, non pas parce qu’il possédait sa mère, non, juste parce qu’il l’ignorait volontairement et totalement. Entre ses six et sept ans, Garbiel n’avait jamais posé son regard sur Moseph, on ne saurait dire s’il avait pris conscience que cet enfant était l’enfant de la femme qu’il baisait chaque soir, avant qu’elle n’aille travailler avec son cul et que l’alcool eut amoindri ses sens, sa capacité à dire non et le peu de lumière qu’il restait dans ses yeux. Garbiel une fois sa braguette remontée, enjambait Moseph, comme une valise posée, un obstacle…son pied parfois heurtait la jambe du petit…il ne s’arrêtait pas. Durant cette année passée, Moseph ne réussit jamais à croiser avec son regard cet autre, absent mais trop vivant. Et pourtant, son regard, c’est ce qu’il avait de plus beau et vivant en lui, un regard qui brillait même dans le noir, un regard qui demandait, juste un mot, un geste comme une main tendue vers lui. Comme il ne pouvait pas parler il avait tout mis dans ses yeux, ses questions, ses envies, les réponses qu’il n’obtenait pas, ses larmes qu’il gardait, ses cris, ses morts, les orgasmes de sa mère, les yeux de sa mère. Quand il réussit à voler un couteau au boucher, un pas trop grand, un dont le manche pouvait être enserré par sa main d’enfant de sept ans, peut être, il tua le chien, l’étripa plus précisément, le vida de toutes les caresses qu’il avait reçues très exactement. Quand ce chien se fut vidé de son sang, que sa vie quitta ses yeux, que ses yeux arrêtèrent de bouger, qu’il n’y eut plus aucun mouvement propre à ce qui est vie… Moseph sourit lentement, muscle après muscle, comme un papier que l’on défroisse, sourire lui était douloureux, son anamorphose ne lui autorisait pas le sourire, juste le silence et la fixité du regard. Il sourit parce qu’il savait ce qu’il allait faire, là, plus tard.
Sa mère dormait souvent le jour, l’alcool: antalgique, anesthésiant, antidépresseur, ne lui laissait que de très rares instants de lucidité, elle avait donc une image de la vie qui passait par sa rue, qu’elle arpentait chaotiquement, son sexe, qu’elle utilisait plus que sa bouche pour communiquer avec les hommes. Elle ne leur parlait plus au sens communicatif du terme, elle donnait ses tarifs, puis un premier silence de réflexion pour l’homme, signe de tête et direction vers la porte de l’hôtel, elle passait devant, l’homme derrière appréciait le chaloupage du cul à hauteur de ses yeux. Une fois dans la chambre, elle ne parlait toujours pas, elle sexait ou bouchait, sans mot, méticuleusement rythmée, elle arrivait d’une manière ou d’une autre à faire jouir un homme dans le plus grand silence, quand il lui plaisait, elle en prenait un peu pour elle, c’était alors le deuxième long silence post-coïtal. Une fois l’escalier descendu, ils se retrouvaient dans la rue et l’homme reprenait sa route là où il s’était arrêté. Le soir, c’était le tour de l’autre qui la prenait par derrière, selon l’orifice, elle explosait de cris ou de gémissements rauques, elle sortait de son silence, lui parlait avec des mots qui n’avaient pas plus de trois syllabes. Moseph assistait assis à terre, le dos contre le mur dans le couloir de la petite chambre. Garbiel se taisait, il la besognait, elle aimait… Quand il enjamba Moseph, comme à l’accoutumé, l’enfant lui planta le couteau du boucher encore recouvert du sang du chien entre les deux jambes, au-dessus de lui quand il passa. Il n’en mourut pas, le couteau glissa, coupa…l’autre n’était plus un homme. Garbiel hurla de douleur, se précipita dans la rue, s’écroula à terre, une mare de sang maculant son pantalon, dont la braguette, pour une fois n’avait pas été fermée. La mère de Moseph, le suivait, hurlant plus fort que lui. Ce n’est qu’une fois qu’il fut conduit à l’hôpital, que la mère, cette femme, prit conscience du rôle actif qu’avait pris Moseph à l’émasculation de son homme. Elle se dirigea vers lui avec l’intention de l’étrangler, mais Moseph n’avait pas lâché son couteau. Il le tenait fermement, sachant très bien que tant qu’il ne serait pas parti, ce couteau serait le garant de sa survie. Il était recouvert du sang d’un chien, d’une homme et de divers poils collés. Sa mère décida de le tuer quand il tomberait de fatigue, mais elle l’ignorait que son fils ne dormait plus depuis bien longtemps. Il luttait depuis sa naissance contre toutes les peurs qu’un être humain aurait pu rencontrer dans une vie…à commencer, à commencer par celle de vivre. Chaque matin, au commencement d’une lumière nouvelle, plus souvent grise que radieuse, Moseph se demandait pourquoi il était là, comment ferait-il pour finir sa journée ? Comment arriverait-il à calmer sa faim ? Devrait-il encore partager la viande que le boucher jetait à son chien et à d’autres parfois ? Aurait-il encore peur de ces hommes qui montaient avec sa mère, des attouchements de certains de la violence douloureuse d’autres ? Aurait-il encore froid ? mal ? aurait-il encore le besoin d’imaginer un nouveau moyen de survivre ? Sa vie était comme une guerre calme, une guerre contre une solitude bruyante, entouré d’hommes et de femmes qui ne le voyaient, ne lui parlaient pas, l’utilisaient…. Pour survivre, il ne dormait plus, en contact permanent avec cette réalité. Il comprit que cette femme, la mère, voulait le tuer, pas comme le chien, pas comme l’autre…autrement. Il attendit que l’alcool fit son effet, sortit, descendit dans la rue, et pour une fois alla jusqu’au bout de celle-ci, cent mètres ou un peu plus…Il partit, son couteau à la main. Il se retrouva, marchant toujours plus vite, hors la ville, son couteau au sang séché à la main, fatigué, cependant il s’écroula de fatigue au pied d’un mur de ferme. Un chien, un autre, le réveilla, aboyant, essayant de lécher le visage de l’enfant. Sans peur, il se releva, sans geste violent. Ce chien était plus miteux, sale, pouilleux que Moseph lui-même. Il n’avait aucune intention de le tuer, le chien n’avait aucune intention de le mordre malgré sa faim tenace et permanente. Moseph du haut de ses huit ans, se leva et fit quelques pas sur la route, le chien le suivit. Tous deux pénétrèrent dans la ferme dont le mur avait servi d‘oreiller à l’enfant. Tout y était sale, le sol, les murs, les chiens attachés par de longues chaines, le fermier qui s’avançait vers eux, son ventre plus précisément. Il était gras le ventre du fermier, le maillot qu’il portait tout autant. Il n’était pas rasé sous son menton, la taille de celui-ci l’en empêchant. Il était énorme le fermier, puant, pétant tant que faire se peut. Il était sale le fermier, ses mots orduriers, son ventre flasque, son haleine comme une fosse à purin, la couleur de sa crasse comme le sol de sa ferme. Il ne dit rien. Moseph n’avait pas peur, son couteau dans le dos, il attendait, le fermier l’observait…en silence. Quand on observait le fermier autrement qu’en le regardant, il était couleur de sa terre, odeur de sa terre. Le glèbeux se nommait Adamah, gardien du lieu plus que fermier, il veillait… Quand on observait l’homme originel, on discernait celui qui savait donner un sens au mot terre, on comprenait celui qui connaissait le goût de sa terre. Le glèbeux était sa terre, il en avait la bienveillance nourricière, la douceur procréatrice, l’onctuosité spermatique. Il était un Golem en marcel, un géant dont l’apparente violence laissait place à une quiétude extatique profonde et sereine. Moseph le sut, Moseph le vit. Il se dirigea vers lui, lui prit la main, Adamah lui dit: “tu travailleras selon tes forces sur mes terres, tu te nourriras de ce qu’elles te donneront, tu dormiras parmi nous, ton chien aura sa place auprès des miens”. ce furent les seules et uniques paroles que Moseph entendit sortir de la bouche d’Adamah. Il laissa tomber son couteau et suivit l’homme vers une étable où ils pourraient dormir.
Garbiel rentra quelques jours plus tard, sans sexe, sans désir… juste une envie de pleurer qu’il ne savait comment exprimer. Sa voix ne pouvait plus sortir de son larynx, ses yeux ne pouvaient plus suivre un cheminement lumineux, son corps ne lui répondait plus comme il l’avait fait autrefois, son sexe n’était plus là, prompt à la réponse. Il pleura pour la première fois, ses larmes coulant sur son T shirt hospitalier pas si blanc qu’on l’eût cru. Garbiel était coi, interdit, stupéfait, ébahi, incompris certainement…. sa main chercha son absence de sexe. Il ne savait comment parler à ces femmes qui l’entouraient, qui le regardaient, se moquaient de sa négativité, interrogeaient sa présence. Garbiel n’était plus un homme et encore moins une femme. Il attendit dans le couloir, là où l’enfant l’avait poignardé, coupé définitivement. Il était l’heure de se taire, jusqu’au fin fond de sa vie champêtre…Garbiel ne sut pas exactement comment dire non à cette femme. Il retourna ses yeux vers l’intérieur, lui qui n’était plus un être, il regarda ce qu’il n’avait jamais pu voir, le pourquoi de sa vie, le silence qui régnait entre ses jambes faisait écho au vide lumineux qui emplissait sa tête. Garbiel se taisait, restait au côté de cette femme, la mère. Il veillerait sur elle de l’intérieur désormais.
Adamah avait une fille, Jarie, de l’âge de Moseph, à peu près, éventuellement, cela n’a pas d’importance. Jarie était la vibration profonde et interne d’Adamah, sa femme était morte en la mettant au monde, il avait fait grandir cette petite, et ce malgré l’impression rustre que pouvait faire ressentir sa grande et lourde carcasse de mâle esseulé. Il avait tout appris à Jarie, elle possédait tous les arts dans lesquels l’humanité excellait, elle écrivait, peignait, dansait, chantait, jouait de la harpe et d’autres qu’on ne sait plus nommer. On eut dit qu’elle n’eut été sur terre que pour satisfaire à la longue histoire de la création artistique et ce, malgré son âge qui n’avait cependant pas d’importance. Jarie était de ces êtres, capable, évidente, transcendante, émotionnelle, sensuelle, animale, brutale dans ses moments créatifs, extraordinaire de douceur dans ses instants de regardeuse, les yeux vers ses rêves. Autant Moseph était laid et droit dans ses rares actions, autant elle était radieuse et belle dans son agitation créatrice que l’on aurait pu dire vibratoire, elle vibrait à l’unisson du monde, supportant ces instants lourds où tout s’accorde pour que chacun puisse pleurer en regardant…. la perle et l’écrin, les différences, deux solitudes dans deux mondes différents. Le temps s’arrêta juste pour le moment pendant lequel ils se regardèrent, chacun put pénétrer dans le monde de l’autre….c’était la fin d’un début et le commencement d’une fin. Elle lui prit la main et l’entraîna jusqu’à l’étable où Moseph dormirait dorénavant… je ne sais plus son âge sans importance, Moseph non plus, Adamah n’avait pas d’âge, il gardait….
Garbiel le silencieux, Garbiel l’inopérant, après avoir été son homme, était devenu une chose silencieuse. Il ne disait mot, il ne fermait plus les yeux, il était à l’affût de tout acte qui eut pu amoindrir la présence de cette femme, la mère de l’enfant Moseph. Elle n’utilisait plus son corps comme auparavant, elle était plus sèche, plus violente avec les hommes, ne vendait que ce qui était demandé et le plus vite possible. Elle ne prenait plus de plaisir et parfois transformait ce qui aurait pu l’être en larmes esseulées sur le rond de ses joues. D’autres femmes alentour, des mégères, des putains, des catins se plaisaient à dire que si Garbiel restait c’était pour attendre le retour de l’enfant et l’égorger. Mais il n’en était pas question, Garbiel avait vu ce qui attendait cet enfant, qui d’ailleurs n’en serait bientôt plus un… le temps passait, tous deux vieillissaient, son cul ne suffisait plus à les nourrir, les autres alentour donnaient ce qui leur manquait, cette rue de foutre était comme un village. Personne n’avait souvenir de qui avait été l’enfant, comment s’appelait-il ? Quel était le son de sa voix muette ? pourquoi n’était-il pas mort ? Pourquoi était-elle retournée sur ses pas ? Y avait-il longtemps qu’il s’était enfui ?… ils auraient dit des années, quelques semaines tout au plus. Le temps comme le monde n’étaient plus à l’écoute du présent…
Adamah apprit tout à Moseph. Il lui apprit comment tenir l’outil, comment goûter la terre pour savoir ce qu’elle produirait après l’hiver, comment regarder le ciel pour deviner l’eau qui tomberait, comment attendre que le blé pousse, comment se contenter de ce qui avait poussé. Adamah veillait sur sa terre, elle, et cet enfant au visage abimé.
Moseph retenait sans que le gardien eut à répéter, il retenait parce que cette terre était comme un sein auquel il s’accrochait, à la fois nourriture et chaleur. Jarie grandissait et devenait de plus en plus belle, elle ressemblait certainement à sa mère, Adamah l’exprimait par son silence et le regard qu’il posait parfois plus intensément sur sa fille. Il la savait différente, à la fois reflet de la femme qu’il avait aimée et autre par cette puissance créatrice qu’elle ne cessait de montrer. Elle générait sans cesse de nouvelles formes, de nouvelles couleurs, de nouvelles odeurs….Moseph, vieillissant, lentement, certainement, sincèrement, regardait à regard perdu le corps de Jarie changer, se féminiser, se troubler des regards de Moseph. Il savait quels étaient les changements… ses hanches dont la courbe s’étoffait, ses seins qui s’alourdissaient, son ventre dont l’odeur remontait bien au-delà des senteurs et lenteurs de la terre odorante…il la savait devenir femme, femelle….ce sont ces hanches qu’il eût aimé tenir, les siennes…..
Dans la rue des putains décaties où la mère, cette femme, faisait autrefois office de ventre accueillant et de bouche gourmande, l’ombre de Garbiel flottait, comme un spectre, il restait, les yeux ouverts, assis sur une marche de l’escalier de la dernière maison du bout de cette rue aux putains vieillissantes….d’ailleurs les hommes n’y passaient plus. Depuis que Garbiel avait eu son sexe coupé, comme un cep de vigne dont on ne veut plus que le raisin y pousse, les hommes avaient fui le passage, les femmes avaient le ventre sec, les corps avachis, les seins tombants, les regards sans envie, les vagins, les lèvres des sexes se taisaient et leurs odeurs n’appelaient plus l’évidence tendue des hommes en rut, tels des cerfs aux orées des bois, matinaux et éructants. Tout y était vide, ventres et corps caverneux, têtes et regards, rues et ruts. Arriva un vieil homme, parlant fort, outrecuidant, carnavalesque, la bite en avant, de bois vert malgré son grand âge. Arriva cet homme , il cria , du centre de la rue:
« Vieilles putains aux ventres puants, chose au membre chu, écoutez-moi ! Je suis celui qui sait, celui qui dit, écoutez-moi! je viens ici pour toi Garbiel. Tu es celui qui doit porter mon message. Tu dois dire ce qui sera et que le Monde t’entende afin qu’il soit. Je suis El Hoïm, j’apporte ce qui doit être, j’apporte ce qui sera. Le gardien veille sur eux. Toi la mère, tu as connu plus de plaisir que toutes les femmes de cette rue, tu veilleras sur eux, qu’ils jouissent ! Toi Garbiel, vieille et grosse queue oubliée, c’est toi qui m’annoncera quand l’enfant viendra. Je vous ai apporté du vin buvez et prenez en tous, de la viande, mangez et grossissez, du pain pour que vos culs engraissent…. crevez s’il en faut….. Toi ! Vieille catin ! Viens que je te baise, car ainsi est la vie ! »
Ils ne le tuèrent point, ils le regardèrent s’agiter, ils l’entendirent jouir…ainsi fut-il sans ménagement ni futilité. El Hoïm repartit, il laissa à terre un rouleau de papier sur lequel était écrit, cris et douleurs, temps et présent, couleurs et odeurs…… Garbiel souriait, il but un verre de vin et mangea un morceau de pain, la mère remontait sa culotte, heureuse certainement…
Aux côtés de Jarie, Moseph apprenait et oubliait. Il apprenait à aimer cette terre qui jour après jour lui donnait ce qui le nourrissait, son blé, son pain, son fenouil, et pourquoi pas me direz-vous. Il oubliait qui il avait été, il oubliait « l’ab nihili » déformant de son visage qui lui retirait tout sens d’existence plausible aux yeux du reste de ceux qui déjà existaient de moins en moins. Exister pensait-il, mais ne le prononçait point. Il ne parlait toujours pas, mais, cérébralisait plus qu’il ne le fallait. Son silence était à la hauteur de ses yeux quand il réfléchissait….on savait qu’il y avait du sens à cette existence. Jarie perdait son regard dans la force des yeux de Moseph, celui-ci bousculait sa vie pour sentir la vitalité des yeux de cette femme. Tout entre eux était question de silence et d’échanges visuels…. le temps était passé, elle était jeune femme, il était jeune homme. El Hoïm arriva jusqu’à eux un matin, alors que Moseph était au champ et que Jarie peignait un bateau, grand, isolé, sur une étendue d’eau gigantesque….Il prit la parole en ce sens:
« Toi l’homme, toi la femme… venez à moi et écoutez…Copulez plus qu’il ne le faut, remplis lui le ventre de ta semence, écarte tes cuisses et accueille le tant qu’il le voudra et le pourra… » Il ne put finir sa phrase, Moseph avait frappé le sol de sa fourche avec laquelle il retournait sa terre depuis le matin. Devant lui, El Hoïm, vieil homme parmi les hommes était resté silencieux tout en le regardant, il reprit :
« Il doit en être ainsi, car la fin ne saurait être….vous êtes les derniers. »
Il tendit à Moseph un parchemin sur lequel était inscrit des signes incompréhensibles, un nombre :2050.
« Garde-le, bientôt tu comprendras. »
Il partit, d’un pas vif et alerte. Moseph se retourna vers Jarie, elle était à terre sa jupe relevée:
« Viens… »
Elle jouit, il cria. Son ventre était bouillonnant, aqueux, comme une nouvelle terre. Adamah sourit.
*
La rue était désormais déserte, certains hommes étaient morts, certaines femmes, vieilles, sèches, avachies, assises sur leur derrière au bout de la rue, finissaient de mourir au soleil. Il y avait une fin en ce lieu. Le côté de la rue vers lequel était parti Moseph, avait laissé passé plantes, herbes folles et vent, prendre place sans résonance avec l’humanité mourante. Des animaux, tous plus variés les uns que les autres, occupaient désormais cette rue où jadis on passait. Garbiel attendait, le regard porté vers ce côté obscur de la rue, il regardait toujours en souriant. De temps à autre, il tuait un lapin pour se nourrir, un serpent qu’il déchirait de ses dents. Sa barbe avait poussé, son regard s’était affuté…il attendait que cela soit pour en référer à El Hoïm, sa mission était ainsi : dire, lui qui n’avait plus pris la parole depuis un temps si long. La mère, cette femme, était morte, morte de s’être oubliée, ventre sans vie, sans plaisir, elle avait fini par oublier de vivre…Il n’y avait plus de temps ….Moseph revint par cette rue par laquelle il était parti, du temps auparavant, beaucoup de temps. Jarie l’accompagnait, elle tenait son fils, leur enfant, dans ses bras, la rue était déserte, en ruine. Adamah suivait, ni souriant, ni satisfait, il veillait désormais sur eux trois. L’âge ne paraissait pas l’avoir touché. Lorsque Garbiel les vit arriver, il se leva difficilement, le temps avait comme soudé ses os….il y avait si longtemps qu’il attendait. Il se dirigea vers l’enfant, le toucha du bout des doigts, le sentit, le goûta et s’enfuit le plus rapidement qu’il put, vers l’opposé de cette rue arrivante. Moseph ne se souvenait pas avoir été dans cette direction, il était toujours resté entre cette rue et la ferme d’Adamah, jamais il n’avait osé partir dans l’autre sens lorsqu’il était enfant…Il sentait là à cet instant qu’il y avait toujours eu comme un interdit, interdit des plus simple puisque personne n’avait osé partir dans cette direction. C’était la première fois. Il devait rejoindre Garbiel qui, tout en boitant rapidement, leur ouvrait la marche…Il savait où aller, il avançait maintenant dans un bois touffu sans chemin et marchait de plus en plus vite, il commençait à émettre des sons que l’on eut pu prendre pour des sons de joie. Il arriva à un mur, si haut qu’on avait l’impression qu’il touchait le ciel…le ciel…. Moseph n’avait jamais levé les yeux au ciel, tout ce qui s’était passé, depuis toujours, l’avait été sous ses yeux et près de sa ligne d’horizon…et là, ce qu’il pensait être le ciel tombait au sommet du mur haut …mais humainement accessible, comme le toit d’une maison chevauche son mur, l’espace d’un instant…. Garbiel avait tourné sur sa gauche et se dirigeait vers une tour qui pénétrait le ciel, le toit, là-haut…..Garbiel monta un escalier, près du mur qui touchait ce qu’ils avaient pensé être le ciel pendant longtemps… Garbiel monta, pas eux, car une fois le boiteux rapide engagé, l’escalier se déroba en direction de la tour et elle fut inaccessible. Ils restèrent tous deux avec leur enfant, Adamah les avait quittés, à vrai dire il était redevenu poussière terreuse, lui le glèbeux, gardien de la féminité avait rejoint ce en quoi il avait été constitué, la terre, sa terre….Ils attendirent. Quand Garbiel fut arrivé au sommet de la tour qui pénétrait le ciel qui n’était pas le ciel, il se trouva face à une porte. Elle s’ouvrit, il entra, passa de sas en sas qui se succédaient , d’ouvertures en ouvertures qui se fermaient sur son passage et enfin se retrouva dans une pièce qu’on aurait dit sombre si on avait su qu’elle avait existé. Il avança sans voir, ses yeux étaient plus habitués à la lumière qu’au noir. Face à lui, un mur transparent laissait entrevoir le noir de l’espace, quelques étoiles et galaxies lointaines… Sur un grand fauteuil El Hoïm ronflait, sur un autre fauteuil en contrebas, un autre homme s’affairait rageusement face à de gigantesques cadrans lumineux….il dirigeait. Garbiel approcha d’El Hoïm , le réveilla. Celui-ci ouvrit la bouche en marmonnant:
« Te voilà enfin coulure de vermine, tu viens me le dire. »
Garbiel prit la parole, il ne l’avait pas perdue, il l’avait gardée pour cette seule et unique fois.
« Maintenant, il est là, il est dans son ventre !!! »
El Hoïm se releva, passa sa main sur la tête de Garbiel, plus vieux que jamais et lui dit :
« Te voilà arrivé à ta fin, tu m’as dit, je te rends à ton état premier…que tu sois poussière et rien d’autre. »
Le vieux s’écroula, se pulvérisa. Il n’en restait plus rien, si ce n’est une couleur poussiéreuse brumeuse un peu plus marquée, couleur du temps fini…Quand il ouvrit les yeux, à son grand étonnement, il était dans un lit de bois jauni, sale, laid, sur sa gauche un appareil semblait ponctué le temps d’une manière incohérente par un bip sonore et presque violent. Son corps, au niveau de ses mains poignets et chevilles était transpercé par de nombreuses aiguilles aboutissant à de fins tuyaux qui se joignaient en un faisceau montant vers le plafond jaunâtre de temps vieilli. Trois femmes le regardaient, après que deux d’entre elles l’aient aidé à s’asseoir dans son lit comme si elles voulaient qu’il les vit mieux. Il les reconnaissait toutes trois mais surtout la plus jeune, elle se nommait Clémence. Il avait pour mission… il avait eu pour mission de la surveiller après l’avoir choisie ; Il avait pensé au passé tant il se sentait vieux, affaibli par un temps qu’il ne considérait pas être le sien. Ce n’était ni son temps ni son espace… Il plongea son regard dans celui de la femme en noir, il comprit alors qu’il participait à ce voyage dans lequel Clémence l’avait entraîné autrefois… Il eut l’intime sensation que ce n’était pas lui qui avait choisi Clémence mais que c’était elle qui l’avait attiré… cette fois-là… dans cette histoire qu’il avait écrite. »
Je m’appelle J., je suis enfermé dans une pièce, ma mémoire me quitte peu à peu, j’ai laissé ce texte pour qu’il reste une trace, je sens que je dois laisser une trace pour que le monde perdure… Je m’appelle J. je laisse une trace…
NEUF
Elle était assise face à son écran, la tête posée sur ses bras croisés, dormait-elle ? Elle s’appelait Claire, tout du moins c’est ainsi qu’elle se nommait sur son réseau social docile, elle s’appelait peut-être autrement, mais elle s’appelait Claire… Elle travaillait chez elle, graphiste, bricologue, ethnologue du clavier, découvreuse de pixels, transpeloteuse d’électrons transformés et photographe en série de multiples réalités, divorcée d’un homme qui malgré des dehors de gentillesse et de sympathie s’était laissé aller à de fréquentes crises de colères retenues ou de dépenses énergiques excessives, mais pas à son encontre, et une sexualité parfois beaucoup trop axée sur la domination, mais il n’avait jamais été violent, sa manière de l’aimer physiquement lui avait toujours plu cependant elle avait senti le moment où il avait fallu qu’elle parte. Elle était désormais seule, incluse dans un temps du passé contre lequel elle se battait. Elle s’appelait certainement Claire, on n’a plus le droit d’en douter. Tous ses amis numériques la connaissaient sous ce vocable féminin hautement lumineux, sobrement érotique depuis qu’un réalisateur de la nouvelle vogue, vaguement, avait focalisé sur le genou de l’une d’elles. Chaque matin, consciencieusement elle se levait, décoiffée, oubliée, éloignée d’une vérité tant son sommeil avait été lourd et discipliné. Elle commençait par se maquiller, insistant sur la rougeur de son fard à lèvres, parfois lourdement, mais la souple onctuosité du fin dessin de ses lèvres effaçait irrémédiablement la violence érotogène du rouge de son maquillage labial, elle aurait pu embrasser alors… Maintenant elle s’appelait Claire. Après son maquillage elle revêtait le plus souvent un jean noir qu’elle agrémentait d’un T-shirt parfois coloré, donnant un peu de sens visuel et rythmique à son corps. Son corps n’était ni parfait ni abandonné, bien au contraire elle aimait la courbure de ses hanches qui annonçaient une paire de fesses dont la féminité presque exubérante aurait pu, par certains moments laisser penser qu’un homme s’y était souvent et longuement attardé, empêtré parfois… quelques fois, elles imposaient le silence méditatif et parfois elles donnaient l’envie de l’irrespect, de l’abus. Une fois habillée, elle s’asseyait sur son fauteuil, allumait cérémonieusement son ordinateur, ses écrans… elle avait ritualisé tout ce processus, un peu comme un accouchement récurrent. Il y avait un ordre simple, précis mais cependant strict auquel, pour rien au monde, elle n’aurait dérogé.Tout se passait dans une organisation sonore, rythmée par le bruit des disques durs qui s’allumaient les uns après les autres. Ses écrans teintés de bleus clairs différents, au nombre de trois, finissaient par éclaircir la noirceur de la pièce dans laquelle elle avait choisi de travailler. Il fallait une petite trentaine de secondes pour que cette femme puisse de sa main droite, fine, subtilement musclée par de nombreuses années de travail informatique et par la grâce de son index, cliquer sur la douce structure de sa souris, maladroitement dénommée. Claire appelait cet outil sa chose et elle cliquait avec légèreté, sa manière de poser son doigt sur sa chose aurait pu inspirer un cinéaste… il y avait parfois tant d’émotion dans son doigt. Alors elle commençait son voyage matinal, remontant jusqu’en Chine pour y rencontrer un client encore éveillé, passant par le continent Américain où elle dialoguait rapidement avec de sages noctambules, s’immobilisant, le doigt placé sur le haut de sa chose, dans la liste des gens présents sur son réseau social qui allaient l’accompagner dans sa journée de travail. Sur ses trois écrans de grand format, elle avait organisé son espace de travail et son espace géographique dans lequel elle allait voyager. Ils n’avaient ni temps ni dimensions réels, mais cependant chaque point de son monde était relié à un autre par une fibre optique. Son espace couvrait tous les continents… Elle avait en quelques années sélectionner des amis, qu’elle n’estimait pas virtuels, car elle donnait à la parole écrite une priorité essentielle avant toute forme de relation visuelle, physique, odorante. Elle échangeait dans neuf langues dont trois asiatiques, écrivait si vite sur ses claviers qu’on eût pu croire qu’elle avait quatre mains. Sa vie était plus riche en échanges de lettres et de mots que toute autre dont l’identitaire, bavard et incohérent, s’égarait dans des dialogues dont la pensée immédiate laissait souvent cours à une insignifiance relative. Écrire n’était pas dire, sans être avare de ses mots, elle savait pertinemment qu’elle ne pouvait s’égarer dans des paraphrases accompagnées de gestes et de tergiversations. Son espace de paroles était limité à un certain nombre de caractères eux-mêmes enfermés dans une obligation de débit totalement indépendante de sa pensée. Elle avait donc calibré son esprit aux possibilités de son ordinateur, au nombre de caractères moyens pouvant être inclus dans une fenêtre qui était délimitée par une hauteur et une largeur mesurées en pixels. Même si sa pensée n’était pas contrôlée, elle la savait adaptée, c’est ainsi qu’elle s’efforçait de penser: d’essentiel en essentiel. Ce matin-là, comme tous les autres matins, elle sélectionna de son doigt droit, qu’elle sentait accouplé à sa chose, ceux avec qui elle échangerait de l’essentiel tout en manipulant des images sans sens établis… Son doigt droit était unique, elle était la seule au monde à suivre pixel par pixel, sans l’avoir au préalable agrandi, le détour d’une image numérique de haute définition…. Son doigt, au regard de ses états de communication, était elle. Elle avait précédemment accepté, de la part d’un concepteur de matériel informatique, l’essai d’une souris prototype, une souris sensible au léger courant électrique qui parcourt notre corps, sensible à certaines ondes cérébrales nouvellement découvertes. Cette chose pensante, comme elle pensait qu’elle l’était, captait le flux électronique et le transmettait à l’identique à celui ou celle avec qui vous communiquiez. Il s’agissait visuellement d’une masse informe sur laquelle vous posiez votre main, elle était recouverte d’une peau synthétique d’une ressemblance extrême, si ce n’est une trop grande douceur qui cependant disparaissait ou tout du moins se métamorphosait en fonction des courants électriques perçus. En rien cette masse n’était un frein à sa merveilleuse précision, bien au contraire, elle s’adaptait aussi bien à l’humain qu’à la relative froideur des électrons des images numériques, qui avec le temps prenaient une sensibilité ressentante et ressentie dont Claire n’avait jamais eu idée. Sa première journée de travail avec cet objet s’était terminée par une folle envie de poser son index sur la peau de son sein droit qu’elle savait beaucoup plus douce que n’importe quelle partie de son corps exceptée la fine peau qui entourait les subtils replis de son sexe et pour laquelle elle n’avait eu, jusqu’à cet instant, qu’une considération peu attentive. Ce soir là son index droit, compara… elle se cliqua par deux fois. Elle apprit vite à sentir l’ondulation de chacune des personnes avec qui elle discutait. Elle remarqua que les langues écrites transmettaient, en fonction de leur accents toniques, diverses modulations; ainsi il y eut des personnes qu’elle ne voulut plus avoir dans sa liste car elle avait presque ressenti des douleurs contractantes lorsque certains mots avaient été écrits. Elle se méfia instantanément de cette capacité inhérente à sa chose et comme elle n’en éprouvait aucun plaisir, elle choisit d’effacer ceux avec qui elle avait eu cette sensation désagréable. Il se passa quelques semaines avant qu’elle n’eut appréhendé la totalité des fonctions de cet appareil. La sensation passa de sa main à la superficialité de son corps, son épiderme répondait très superficiellement au contact de ses correspondants, elle n’avait plus ressenti la douleur des premières fois, elle estimait être en phase avec eux. Cependant, elle remarqua, peut-être un mois, après la mise en route de cet appareil que sa peau était devenue plus lisse, pas plus douce parce qu’elle l’avait toujours été, plus lisse. On aurait pu dire que la coloration de celle-ci s’était modifiée pour rentrer dans une phase de mimétisme avec la structure épidermique de l’appareil.. Un soir, alors qu’elle avait passé sa journée à détourer, mettre en page, colorer nombre de photos pour un magazine maritime, elle remarqua qu’elle ressentait l’odeur de la mer, la fluidité de la fraîcheur de l’eau sur sa peau. Elle se déshabilla entièrement et se retrouva nue face à son ordinateur, lui silencieux…. elle anxieuse. De son doigt droit elle rentra en contact avec la peau synthétique et face à une image de l’océan Atlantique, elle fut submergée par une sensation de bien être proche de celle ressentie lorsque l’été elle plongeait dans l’eau lorsqu’elle avait chaud. Elle n’aurait su dire combien de temps dura cette émotion sensuelle… mais il est certain que pendant un infime moment son doigt droit se retira de l’appareil, cependant elle continua quand même à ressentir ou être… Le contact intime qu’elle avait établi entre sa chose et elle se résorba lentement. Elle était nue devant son ordinateur, elle passa son doigt sur ses lèvres qui avaient atteint un degré de réceptivité sensorielle assez unique. Elle était splendide et son doigt était salé, elle avait le goût de la mer…Elle remarqua cependant la présence d’un autre courant, un autre fluide qui parcourait l’espace dans lequel elle cliquait… il était évident qu’une personne était branchée sur son réseau social sans qu’elle en eut l’image et l’évidence. Elle passa une heure à refuser des discussions, des liens et des appels… mais rien de plus ne se faisait sentir. Il ou elle était là, en observance de son état nouvellement existant… Elle pensa que c’était un homme de par les fulgurances de ses pulsions électriques, puis elle décida de reprendre ses dialogues tout en écrivant un discours relativement neutre, tout en travaillant parfois maladroitement…Elle se sentait troublée, se savait troublée. Soudainement, sa chose ne lui transmit plus rien, elle redevint, l’espace d’une poignée de secondes, une souris plus grosse et imprécise que n’importe quelle autre qu’elle avait pu avoir, puis tout reprit son cours… à la seule différence qu’une nouvelle demande d’amitié anonyme lui était proposée… elle réfléchit et à ce moment précis un doigt, autre que le sien, appuya délicatement sur son doigt pour obtenir le clic…. mais il n’y avait pas de doigt autre que le sien et cette sensation s’était prolongée après coup par un frisson qui parcourut sa colonne vertébrale jusqu’à la pointe de son sein droit qui s’hypersensibilisa. Le oui était accepté, le sein tendu, le dos fragilisé et Claire totalement muette. Cela n’avait duré que deux secondes au maximum mais elle était persuadée qu’un homme avait touché son corps, elle en sentait encore la présence sur son doigt… Sur l’écran une fenêtre de communication s’illumina d’un « bonsoir Claire ». Son doigt tremblait pour la première fois. Il y eut une résonance physique immédiate, comme un écho sonore qui se propageait à l’intérieur de son corps jusqu’à ce qu’il s’atténue sous la forme d’un frisson lui parcourant le haut des épaules…. un tremblement l’évacua. Elle tapa rapidement sur son clavier.
« Bonsoir, je ne vous connais pas…
_Moi non plus.
_POURQUOI alors ??
_Parce que je vous ai reconnue…
_C’est à dire ?
_ Je ne sais pas, mais c’est comme si je sentais votre odeur, votre goût dans ma bouche, toute entière à côté de moi… je vous laisse… »
Son nom disparut de l’écran, mais elle sentait encore à travers son doigt, le doigt de cet inconnu qui effleurait superficiellement le contour des empreintes digitales de son index… Elle quitta brutalement sa chose, sa chaise, se réfugia dans sa cuisine où elle se fit chauffer de l’eau pour boire un thé berbère. Elle n’était pas nue, mais elle aurait aimé l’être tellement elle était troublée pas cette dernière sensation. Elle avait comme une paresthésie de la main droite qu’elle ressentait à travers l’électricité statique qui s’était accumulée dans la couche d’électrons présente entre sa peau et son vêtement. On eut pu dire qu’elle était enveloppée par une sensation vibratoire particulièrement déstabilisante physiquement… elle avait la sensation de scintiller. Elle quitta ses vêtements, ses sous-vêtements, se contempla nue dans le miroir du fond de son couloir. Elle touchait sa peau, caressait son ventre, le bas de son ventre était douloureux de par la liaison qui existait entre chacun des poils de son pubis et sa peau qu’elle trouvait encore plus sensible et plus fine qu’à son habitude… elle se dirigea vers sa salle de bain, se fit couler un bain chaud dans lequel elle se plongea. Elle se rasa entièrement, épila chacune des racines…ses jambes étaient douces, son ventre était glabre, Il fallait qu’elle soit totalement nue. Elle savait que chacun des poils qu’elle avait enlevé était un capteur vers l’extérieur dont elle n’avait pas ou plus besoin. Sa douceur épidermique nouvelle l’exaltait, elle se sentait sensibilisée, pertinente à la moindre fluctuation électronique de l’air ambiant…. elle toucha son sexe de son index droit…L’eau était tiède, plus tiède à son contact…Elle sortit de ce bain, se sécha immédiatement pour ne pas prendre froid, elle avait déjà froid, elle s’en alla donc se coucher… seule. Il y avait longtemps qu’elle n’avait pas fait l’amour, tout du moins autrement que de manière attendue, presque trop calmement avec le même corps connu et reconnu… Elle s’endormit après s’être caressée. Au réveil, elle fut surprise de la douceur de son ventre. Le rituel du matin s’opéra à l’identique de chaque autre jour vécu précédemment, seule sa peau était différente. Elle en fut convaincue quand elle se présenta à son poste de travail maquillée, chaussée de ses chaussures à talons hauts et nue… On aurait pu croire que sa peau ne pouvait plus supporter le moindre contact vestimentaire mais il s’agissait seulement d’un désir profond. Elle procéda à la mise en route de sa station de travail, hésita quelques secondes quand il fallut mettre la main sur la souris… puis elle le fit. la température de surface de sa peau augmenta de cinq dixièmes de degré, elle se sentit enveloppée, comme une seconde peau qui la protégeait des variations extérieures. La moindre interaction avec un des êtres présents à l’autre bout de la chaîne informatique se traduisait par une matérialisation immédiate à la surface de son épiderme. Un bonjour se traduisait par une sensation localisée au niveau du bras, le travail sur une carotte était plus localisé sur son estomac… Elle croisa et décroisa ses jambes plusieurs fois dans la matinée. Son corps devenait une chose agrandie proportionnellement à l’augmentation de sa propension à sentir, sa peau avait la même sensibilité, la même couleur que celle de sa souris… elle ressentait comme elle. Elle s’arrêta pour une petit pause, sa nudité allait très bien avec la couleur de sa cuisine. Le contact de son sexe avec la matière recouvrant son tabouret de bar devint sa seule préoccupation, non pas de sa propre volonté mais bien par une augmentation de cette sensibilité dont elle se réjouissait mais dont elle ne contrôlait pas encore la puissance… elle était son sexe, toute sa sensibilité se trouvait concentrée sur son clitoris dans le plus grand inconfort. Cependant elle lâcha prise, elle jouit fort, sans émettre le moindre son émanant de ses cordes vocales, juste une expiration ventrale qui se traduisit par un râle accompagné d’un total relâchement musculaire. Elle ne put s’empêcher de tremper son doigt dans sa tasse de thé …Le sol était mouillé à ses pieds. Elle revint s’asseoir face à ses écrans, apaisée mais non repue. Elle caressa de sa main gauche la paume de sa main droite, observa plus délicatement les circonvolutions de son index et s’aperçut qu’ils avaient disparu, mais à leur place la peau avait muté. Elle était devenue transparente, translucide, elle voyait sa chair, son sang, ses artérioles ramifiées. Elle eut une peur panique, se précipita dans sa salle de bain pour se regarder dans la glace… Elle n’avait pas changé. Sa peau était toujours aussi claire, ses taches de rousseur illuminaient un visage qu’elle avait fermé il y a quelques temps: les soucis, les craintes, les questions sans réponses, les réponses à des questions qu’elle n’avait jamais voulu se poser… la peau de son corps suintait d’une légère sueur parfumée, cette sueur spécifique de l’acte d’amour. Elle passa sa main sous son sein, lentement, comme il le faut pour sentir la finesse d’une peau, puis elle porta ses doigts à son nez…. elle sentait. Elle sentait l’odeur d’un autre multiple, une odeur qu’elle n’avait jamais connue. La peur panique laissa place à une angoisse accompagnée de lourds battements de coeur. Elle dut s’asseoir pour ne pas chuter, ferma les yeux, puis s’endormit peut-être, rapidement mais pour quelques secondes. Elle fut réveillée par le téléphone. Ce n’était qu’un appel professionnel qui s’éternisa. Elle était toujours nue et son esprit avait été perturbé par cette communication, elle se dirigea vers son bureau, elle devait terminer rapidement la commande d’un client mécontent. Elle s’empara de sa chose, ouvrit un dossier, manipula quelques images de façon mécanique et maladroite. Elle travailla ainsi pendant une demie-heure, très concentrée, oubliant jusqu’à ce moment précédent qui l’avait éprouvée. Elle travaillait les images de l’intérieur, manipulait les pixels comme si cela avait été des billes qui roulaient sous ses doigts, elle sentait de manière très lointaine les mains des autres qui parcouraient leurs claviers, leurs écrans tactiles, leur pad…. elle sentait, jusqu’à en oublier sa corporalité, elle manipulait la lumière des images comme de la matière… Alors qu’elle avait l’impression de manipuler une sphère comme si c’eut été un simple ballon, elle sentit un doigt toucher la peau de son sein gauche. Ce n’était pas son doigt… Ce doigt effleurait l’aréole de son sein qui finit par s’épanouir pleinement, l’effleurement muta en léger pincement puis Claire fut certaine qu’une main lui caressa le sein, pleinement, lourdement. C’était une seule et même main qui émanait de cette perception, une main d’homme de par sa taille, avec la légèreté d’une main de femme accompagnée de sa légèreté et sa superficialité tactile… Puis le toucher s’évanouit… elle ferma les yeux non pas pour sentir mais pour chercher. De sa main droite elle voulait saisir un corps, capter une peau imaginée…. la palpation virtuelle se conclut par un premier contact multiple, indéfini, incompréhensible. Elle n’aurait su dire qui ou tout du moins quelle partie du corps elle touchait de façon diffuse. Subitement, elle comprit que son doigt venait de rentrer au contact d’une peau masculine, cependant glabre…Elle ne sut pas comment la toucher plus fort, c’était si facile tellement la peau était là et si complexe parce qu’elle n’arrivait pas à contrôler plus de doigts… Une coupure d’électricité mit fin à cette sensation, ce fut brutal, presque douloureux, incompréhensible… son corps se contracta de multiples fois puis s’apaisa. Elle était nue sur sa chaise, maladroitement troublée par tant d’émotion. Ce soir là elle se coucha vêtue d’un pyjama épais, en acrylique, elle se chargeait positivement et l’acrylique l’isolait du reste du champ électronique qu’elle dégageait désormais. Elle s’endormit vite, rêva vite, un rêve érotique brutal, une sexualité sans violence mais des orgasmes récurrents, des sensations de pénétrations diverses, voire multiples. Ce qu’elle ne savait pas parce qu’elle dormait c’est que son corps brillait, qu’une aura enveloppait sa peau, un halo lumineux dessinait dans la pénombre de sa chambre le contour exact de son corps harmonieux… Plus elle rêvait de pénétrations, plus l’intensité de la lumière augmentait, plus elle orgasmait plus la couleur variait, passant de flux orangés à de fin nuages bleutés. Elle gémissait, réussit à quitter son pyjama pour se retrouver nue, membres écartés, sexe offert sur la couette de son lit, l’origine du monde de Courbet version glabre… Il y eut un moment où la chambre fut rouge dans un crescendo de variantes solaires, puis plus rien….Assise à son bureau, la tête posée sur ses bras croisés, le silence était juste bercé par de légers bips fluctuants et irréguliers.
Elle ne sut jamais quand avait commencé cette lente mutation qui la conduisait à une dématérialisation totale et parfaite. Elle savait qu’elle devait en arriver là. Elle devenait un simple courant électronique qui se véhiculait dans toutes les fibres cuivrées et optiques des habitations de sa ville, de son pays et enfin de la planète entière. Certains dirent qu’elle était morte dans la nuit durant son sommeil, d’autres qu’elle avait été tuée par son ex-mari puis partiellement dévorée par celui-ci et enfin digérée… Je savais qu’elle était passée ailleurs, dans un autre espace pas dans le même temps, celui de l’immatérialité qui n’existait pas vraiment. Claire n’était plus là, elle était ailleurs et ici. Elle se retrouva dans un circuit électronique cuivré, voyageant à la vitesse de la lumière ou plus, au bord d’un lit jaune sale dont l’occupant l’écoutait sans la comprendre. Elle comprit alors qui était cet homme qu’elle croisait, fréquencée au bord de sa souris. Ce lent passage d’un état à un autre s’était accompagné d’un moment où le temps n’était plus… morte dirent-ils… peut-être répondirent d’autres. Claire, de son fauteuil, où elle était assise face à son écran, les bras croisés, sa tête posée, endormie ou enmortie était désormais ailleurs en compagnie de milliards d’autres, elle était ces milliards d’autres, elle organiserait ces milliards d’autres. Cette fois là, le soir, elle s’était entièrement habillée de noir, elle s’était même teinte en brun avant de se raser, elle avait toujours voulu être brune…
DIX
« Bonjour.
_ Bonjour
_ Qui êtes-vous ?
_ Une simple inspectrice en quelque sorte, quelqu’un qui cherche… et vous ?
_ Je ne sais plus trop. Je peux peut-être vous dire qui j’ai été ou qui je pense avoir été, mais cela n’ira pas plus loin… Je ne me souviens pas ou trop, diffusément.
_ Même en faisant un effort ?
_Même en faisant un effort, il y a trop de temps, trop d’espaces, trop de fois qui se suivent… je ne me souviens plus très bien et pas trop loin…
_ Je vous écoute.
_ Il était une fois… le jour de mes naissances…
_ Vos naissances ?
_ Je ne suis pas certain quant à l’exactitude de l’une comme de l’autre, mais je pense cependant pouvoir vous raconter.
_ Je vous écoute.
_ Je me souviens d’abord de mes parents… lointains, incertains quant à la volonté de ma naissance. C’est un peu comme une histoire que l’on m’aurait racontée.
_ Laquelle ?
_ C’est l’histoire d’un jeune enfant de sexe mâle ou presque qui naît mais qui ne reste pas longtemps dans le corps que ses parents lui ont conçu.
_ Réincarnation ?
_ Incarnation…Parce qu’il ne meurt pas auparavant.
_ Ensuite ?
_ Il naît donc mais quitte involontairement son corps de naissance.
_ Où va-t-il ?
_ Je ne sais pas comment, mais il rejoint un autre corps, celui d’une femme. Il l’incorpore…Clémence, peut-être ?
_ Clémence ? Vous êtes certain ?
_ Non, pas vraiment, mais il est en elle, puis il est avec elle, puis il est elle et enfin ils sont… parce qu’elle sait qu’il est là.
_ Ensuite…
_ Ensuite… Ensuite… c’est vague, mais je crois que je suis mon propre père.
_ Comment cela est-ce possible ?
_ Clémence accouche pour ma seconde naissance de moi qui suis le géniteur de cet enfant que je suis… ma seconde naissance comme je vous l’avais dit.
_ Qu’est-ce qui vous permet de le dire ?
_ Je me souviens précisément de l’instant où j’ai fécondé l’ovule de cette femme, ma mère.
_ Un acte sexuel ?
_ Non pas ! J’étais à l’intérieur de son corps, un peu comme si j’étais aux commandes de ses émotions et de certaines parties de son organisme.
_ Et vous aviez quel âge ?
_ Deux ou trois ans, tout au plus… dans mon autre corps.
_ Vous rendez-vous compte que ce que vous racontez est totalement incroyable ?
_ Je ne vous demande pas de me croire, mais vous, vous m’avez demandé de vous raconter.
_ Certes… Pouvez-vous encore me parler de Clémence ?
_ Dedans… non, mais dehors… oui… J’étais auprès d’elle depuis très longtemps.
_ Soyez plus explicite.
_ Il y a longtemps que je l’observais.
_ Depuis quand ?
_ Depuis qu’elle avait à peu près seize ans.
_ Et pourquoi ?
_ J’étais (je suis) persuadé que ce serait elle qui sauverait le monde.
_ Il est en danger ?
_ Je ne sais plus trop, mais je suis certain qu’elle aurait pu le sauver.
_ Pourquoi « aurait pu » ?
_ Parce que je n’ai pas l’impression qu’il ait changé depuis mes premières observations.
_ Continuez…
_ Donc, je l’ai observée et protégée jusqu’à temps qu’elle accouche de mon deuxième moi, mon fils, moi : mon père… et qu’elle m’abandonne. »
Il s’en suivit un regard médusé mais non éteint qui dura une minute dans un profond silence.
« J’ai tué pour elle…
_ Qui ?
_ Un ou plusieurs hommes… Un dont je me souviens… D’autres oubliés.
_ Continuez.
_ Je fais partie des cents qui choisissent celle qui pourrait sauver le monde.
_ Il y a longtemps que ce groupe de cent existe ?
_ Au début de notre calendrier, au même moment que le début…
_ Et vous allez sauver notre monde ?
_ Je ne saurais vous dire. Tout cela me paraît à cet instant très confus.
_ Quand avez-vous arrêté de la suivre ?
_ Quand elle a accouché de son fils, je me suis éloigné mais j’étais toujours présent, à travers le monde je l’ai suivie de plus en plus difficilement…
_ Vous ?
_ Moi ?… Moi…
_ Pourquoi ?
_ Je l’ai perdue de vue, elle s’est éloignée… un peu comme une évaporation très lente qui conduit jusqu’à une disparition.
_ Et après ?
_ Pas après, pendant…J’ai habité un corps handicapé, celui de son enfant, qui ne pouvait communiquer avec son extérieur. Je l’ai conduit jusqu’à l’illumination…
_ Et ?
_ Et je suis parti vers une autre réalité,on peut dire une autre dimension, un autre espace… On peut dire ce que l’on veut, c’est ailleurs et autrement et il n’y a peut-être pas de mot pour l’appeler… d’autres corps, d’autres Êtres…
_ Savez-vous ce qu’est devenue Clémence ?
_ Non
_ On la croit morte.
_ Qui on ?
_ Ceux qui cherchent après elle… nous autres aussi.
_ C’est normal de mourir lorsque l’on est une personne qui vit, cela doit arriver…
_ Ensuite ?
_ C’est une autre histoire je pense.
_ Je vous écoute.
_ Après… tout tourne autour de moi… enfermé.
_ Oui …
_ Dans mon esprit, dans un corps d’homme enfermé, interné.
_ Vous vous en souvenez ?
_ Je me souviens du goût d’une femme.
_ Claire ?
_ Oui… sa peau… claire.
_ Où est-elle ?
_ Je l’ai rêvée une fois, puis elle a disparu.
_ L’avez-vous aimée ?
_ Oui… son goût… Et maintenant ?
_ On vous ramène à votre chambre.
_ Merci madame.
_ Je vous en prie. À bientôt »
L’inspectrice, celle qui cherche, aux gros seins, vêtue de blanc, le regarde partir… sans sourire… Elle ne sourit plus depuis longtemps.
ONZE
« Nous allons reprendre et préciser en profondeur les questions et les réponses d’hier.
_ Si vous voulez.
_ Vous avez mentionné deux naissances, hier… Pourriez-vous être plus précis ? Me donner leurs chronologies respectives ?
_ J’ai l’impression que ma première naissance appartient plus à mes parents qu’à moi-même… Le corps de ma mère me sert à me localiser dans notre temps… Il y a plus de cinquante années, beaucoup plus…
_ Et la seconde ?
_ J’ai été happé par cette femme, c’est elle qui m’a amené à elle. Elle m’a permis de sortir de mon corps de bébé très rapidement pour que je me joigne à elle.
_ Comment pourriez-vous m’expliquer ce passage d’un corps à un autre ?
_ C’est inexplicable avec des mots, c’est un instant qui se passe, qui se raconte plutôt mal parce qu’il est incroyable mais que j’ai vécu. C’est un moment qui n’appartient pas aux mots mais à l’essence de l’action.
_ Comment expliquez-vous que vous soyez à la fois un autre enfant et votre propre géniteur ? C’est a priori totalement impossible.
_ Je viens de vous le dire et l’ai déjà dit hier, je crois, que j’avais habité cette femme, comme si j’étais une part d’elle. Je ne savais pas qui j’allais devenir… je ne sais toujours pas… Où sommes-nous ?
_ Dans un centre pour des personnes dont la mémoire est quelque peu divergente et étonnante…
_ Il y a longtemps que je suis ici ?
_ Vous avez déjà posé cette question, nous vous avons répondu… Mais vous oubliez vite.
_ C’est donc pour cela que je suis ici… j’oublie.
_ En quelque sorte… Aviez-vous des sentiments amoureux pour Clémence ?
_ Non, malgré la complexité de la situation, je l’ai toujours considéré comme une part de moi et je n’ai eu aucun autre sentiment que celui qui me poussait à la protéger… J’ai cependant une double sensation à son égard.
_ Lesquelles ?
_ Elle fut ma mère, mais elle fut aussi celle que je choisis dans le cadre de l’organisation des cents… Plus vous m’interrogez, plus je pense que c’est elle qui a tout organisé.
_ Pouvez-vous être le plus précis possible ?
_ Je pense l’avoir déjà dit. Elle m’a happé, elle a su que j’étais en elle, nous sommes devenus un… J’ai le sentiment que ces trois moments se sont associés pour n’en devenir qu’un seul… temps, espace… Ce temps sur lequel vous m’interrogez en ce moment, celui dans lequel nous sommes me paraît beaucoup plus incertain. Ce moment recomposé est beaucoup moins précis que chacun des trois pris séparément mais il me paraît beaucoup plus réel.
_ Vous avez donc la sensation d’être dans la réalité ?
_ Depuis que vous m’interrogez… oui, mais cette nuit j’ai rapidement replongé dans une phase onirique… un retour en arrière peut-être ou le retour au vrai. Je me sens fatigué.
_ Qui est Claire ?
_ C’est cette femme qui me paraît la plus inconnue, malgré toute une série de détails inhérents à sa personne qui me paraissent beaucoup plus sensitifs… Qui est-elle pour moi ?
_ Était… On a retrouvé son corps dépecé et à moitié dévoré.
_ Vous pensez que c’est moi qui ai pu commettre ce crime ?
_ Il se pourrait, vous étiez marié avec elle…
_ Je n’ai jamais été marié ! Prouvez-moi que vous ne mentez pas !
_ Regardez ces photos.. que nous avons trouvées chez vous…
_ Oui, effectivement, ce sont des photos de mariage, je suis dessus et je me marie… mais c’est peut-être vous qui les avez créées de toutes pièces.
_ Nous n’avons aucun intérêt à trafiquer votre ou vos vies, nous ne cherchons que la vérité… les vérités devrais-je dire… remettre en ordre ce qui est diffus et confus.
_ Je me souviens de son goût, mais je ne me souviens pas de l’avoir tuée ni où et comment je l’ai rencontrée… On ne se marie pas avec n’importe qui.
_ Ce n’est pas pour l’instant ce qui nous intéresse… parlez-moi de cette organisation des cents, son rôle, ses buts, son mode de fonctionnement…
_ Depuis que les sociétés organisées existent nous cherchons à féminiser l’ordre du monde en inversant l’ordre naturel sur lequel il s’est construit, celui d’une dominance mâle et violente, une inversion du yin et du yang originels… Chacun d’entre nous cents, sélectionne une femme qu’il essaie de mener jusqu’au pouvoir le plus absolu de façon à ce que le monde s’en retrouve apaisé… Une messie en quelque sorte. Je sais que la fin du monde aura lieu en 2050 si cela n’est pas possible.
_ Qu’appelez-vous la fin du monde ?
_ La fin du monde, plus rien, plus rien du tout… tous morts, de la plus petite trace de vie jusqu’à la plus grande.
_ Pourquoi 2050 ?
_ Je ne sais pas, c’est une date qui se transmet depuis le début, une date…
_ Vous ne pouvez pas être plus précis… un jour ? Un mois ?
_ Il nous a été dit que cela nous serait révélé le moment venu… Je n’en sais pas plus.
_ Nous avons trouvé dans votre sac un exemplaire de la Bouble, pourquoi ?
_ C’est un livre de révélation, un livre qui explique le début de notre Histoire, un livre comme un autre, si ce n’est qu’il y a de possibles réalités… Vous l’avez lu ?
_ Pas entièrement, elle fait partie de votre existence mais plus du tout de notre inconscient collectif. Y a-t-il une importance de cette Histoire dans votre vie ? Le sens de la Bouble vous guide-t-il ?
_ Non pas particulièrement, je pense plutôt que c’est une sécurité. C’est vous qui m’avez dit que ma mémoire oubliait. J’ai le sentiment que grâce à ce livre, je ne peux oublier mes origines, mes débuts… Je le garde comme un aide-mémoire.
_ Que pensez-vous de Garbiel ?
_ Il est le témoin, celui qui sait, celui qui attend, celui qui annonce… Celui qui annonce le début d’une autre histoire au créateur de toute vie…
_ Pourriez-vous me raconter notre histoire, me décrire ce qu’il en est de notre temps ?
_ Non, je ne peux pas, ma mémoire n’est pas vide , elle est trop remplie, je ne peux accéder à sa totalité et je ne peux pas vous dire quelles sont les images qui correspondent à notre temps. C’est comme si mon cerveau entreposait plusieurs réalités… c’est lourd, je me sens très fatigué…
_ Nous allons vous raccompagner à votre chambre, vous avez certainement besoin de vous reposer. »
DOUZE
Très jeune, elle avait toujours voulu savoir comment le monde existait, pourquoi ne l’intéressait pas vraiment, il lui fallait l’explication du comment. Elle passa son enfance à ne pas demander pourquoi, mais comment : à sa mère, à son père si elle en avait eu un… Comment sommes-nous là ? Comment sont fait les bébés ? Comment je vais faire plus tard quand je serai grande ? Et sa mère lui répondait le plus précisément possible, n’omettant aucun détail, précisant au demeurant bien au delà de la compréhension de la jeune fille. Claire mémorisait chacune des informations avec la plus grande précision, et malgré sa grande jeunesse, elle n’hésitait pas, si le besoin s’en faisait sentir, à se documenter à la bibliothèque municipale. À dix ans elle prétendait tout savoir, ce qui aurait pu être presqu’exact tant elle était capable de répondre à toutes les questions qu’on lui posait. Ses enseignantes étaient perturbées par sa rigidité intellectuelle, sa froideur émotionnelle, son incapacité à rire d’une situation qu’une enfant de son âge aurait dû trouver souriante ou drôle. Mais bien au contraire, elle se refusait à condescendre à ces situations qui ne lui apportaient pas le résultat de son questionnement… Comment cela peut-il les faire rire ? Ainsi elle n’avait pas d’amies, pas de jeux, pas de peurs, pas de désirs. Sa petite vie n’était qu’une succession de questions qui étaient toutes formulées en commençant par comment. Claire était une petite fille sans sourire, elle s’était toujours habillée en noir, la couleur lui faisait peur. Elle faisait peur à tous les enfants de son âge et inquiétait beaucoup d’adultes. Cela ne dérangeait pas Claire, sa principale relation était avec les méandres de son esprit et les circonvolutions de son cerveau. Elle leur parlait intérieurement, stockait les informations avec le plus grand soin de peur de ne pas pouvoir répondre à une question qu’on lui aurait posée. Elle avait cette particularité d’organiser le fonctionnement de sa mémoire depuis sa naissance avec une rigueur qui la plaçait bien au-dessus de toute machine informatique. Elle était unique selon sa maman, son père, inconnu, ne donnait pas envie qu’on cherche à le connaître. Claire n’avait jamais posé la moindre question à son sujet. Elle savait comment elle était née et n’avait pas la moindre envie d’en savoir plus sur son géniteur, elle était même persuadée que son rôle avait été réduit au minimum pour un temps minimum. Elle n’avait pas tort à ce sujet puisque sa mère n’avait jamais connu d’homme, elle avait participé à un programme expérimental médical qui lui avait permis de bénéficier d’une insémination artificielle et neurogénétique… Claire était un quelque sorte un Organisme Génétiquement Modifié pour lequel on avait calibré et quantifié sa mémoire à l’aide d’une courbe exponentielle proche de l’infini. Cependant, en échange de cette étonnante capacité, la mémoire de sa mère avait été effacée et Claire elle-même ne savait rien et ne pouvait rien savoir au sujet de ses étonnantes capacités mémoresques. Pour l’instant elle n’était qu’une enfant et tout se passait comme cela avait été prévu par les scientifiques… mais ceux-ci ne savaient pas, ils ne savaient pas ce qu’ils ne pouvaient pas savoir, à savoir l’Inconnue. L’Inconnue est cette force qui malgré tous les calculs déterministes possibles fait que le possible devient impossible et que l’impossible est désormais possible… bref, une réelle fouteuse de merde en place depuis le début, certainement beaucoup plus proche du chaos qu’il n’y paraît. Claire mémorisait tout ce qu’elle voyait, entendait, sentait, regardait, goûtait et plus encore rêvait, imaginait. La moindre de ses idées, le plus petit des sons de son voisinage, l’infinitésimale nuance colorée des cieux des soirées qu’elle passa jusqu’à ses quinze ans étaient irrémédiablement enregistrés dans sa mémoire sans qu’elle en eût visualisé la moindre image… elle stockait à l’infini, se sauvegardait… mais. Mais un soir, alors qu’elle avait donc quinze ans, elle vécut sa première émotion sexuelle, un geste sur son bas ventre mit tous ses sens en éveil et bien pis encore. Tous ses capteurs sensoriels internes et externes s’éveillèrent au même instant et sa chimie, son métabolisme, ses neurotransmetteurs fusionnèrent en un seul organe captateur des sensations. Elle sentait, ressentait, intégrait toujours sans qu’elle s’en rendît compte… mais cela n’était pas gratuit au regard de ce que la nature avait donné à chaque humain. Il y eut cette première fois et il y en eut une seconde qui amplifia plus encore cette nouvelle capacité sensorielle… de une, elle passa à plusieurs, de plusieurs elle passa à tous… Un Big Bang émotionnel qui la mit en phase avec toute l’humanité. En un seul instant, celui de son deuxième orgasme, Claire fut à même de mémoriser et sentir tout ce que l’humanité pouvait être à même de vivre. Elle était un trou noir sensitif. Alors, elle ne ressentit plus rien, tomba dans un silence profond qui à notre échelle dura quelques secondes, mais à l’échelle de l’humanité c’était tout le temps de notre Histoire. Son cerveau Génétiquement Modifié reçut toute la mémoire de toute notre Histoire humaine. Il lui suffisait de le vouloir et elle pouvait à n’importe quel moment recevoir et ressentir de la Chine jusqu’à chez vous, de un à cent mille, d’ici à ailleurs… Elle était ceux que nous sommes. Tout cela implosa dans son esprit puis elle disparut aux yeux de sa mère et de tous ceux qui auraient pu la chercher du regard… En échange de cette communion universelle et totale, elle ne fut plus elle mais une autre qui ne savait pas qui elle était et encore moins qui elle avait été, elle n’avait plus conscience de sa propre histoire, elle ne pouvait plus linéariser son temps passé. Ainsi lorsqu’elle se réveilla, elle ne savait pas où elle était et qui elle était. Elle aurait pu vous dire à la seconde près ce qu’avait pensé n’importe quel individu du moindre recoin de la planète, mais elle en était totalement incapable consciemment et en ce qui la concernait elle avait oublié. Elle remédia rapidement à ce problème en utilisant ce qu’on appelle un appareil photo….Claire se mit à méthodiquement photographier tout ce qui lui semblait important dans son entourage, elle y inclut aussi les êtres humains, les animaux et les instants où elle remarquait un flux émotionnel plus intense dans son existence, cela correspondait à une demande de son inconscient le plus profond. Elle entreposa dans sa mémoire chacune des photos qu’elle prenait jusqu’à temps qu’elles fussent développées, puis elle les archivait dans de grands albums dont le nombre dépassa vite les dizaines, puis les centaines… elle n’en connaissait pas elle-même le nombre. La nuit quand elle s’endormait, elle plongeait dans un sommeil si profond qu’elle se croyait incapable de rêver. Son sommeil était immobile, sa respiration était minimale, on l’aurait cru morte mais en vérité elle se connectait à l’humanité entière et mémorisait toute son histoire, il en était ainsi. Au matin quand elle se réveillait, elle ne se souvenait de rien, ne se sentait ni plus lourde ni plus fatiguée que la veille, elle se couchait systématiquement à vingt et une heures cinquante-cinq minutes précises, s’endormait à vingt-deux heures précises et se réveillait à huit heures exactement. Dix heures durant lesquelles toute l’humanité prenait forme et vie en son esprit… le présent devenait passé et le passé devenait mémoire. Un seul cerveau pour toute une humanité. Une seule histoire logée dans l’esprit d’une jeune femme… puisqu’elle avait oublié qui elle était et qu’elle se reconstruisait entièrement, elle se consacra à des études diverses et globales lui permettant de mieux se souvenir de son histoire personnelle récente, elle rentra dans une école de graphistes, apprit à se servir d’ordinateurs divers et variés, devint spécialiste en manipulations informatiques des images, une personne très normale mais qui était la meilleure dans son domaine car elle avait le pouvoir de recréer chaque image comme si rien n’avait jamais existé, elle apprit les neuf langues les plus parlées sur la Terre, elle les parla couramment. Elle se maria à vingt-deux ans avec un homme qui n’avait rien d’intéressant si l’on s’était basé sur des critères de choix adaptés aux capacités de Claire, elle ne le choisit pas vraiment, c’est plutôt lui qui vint à elle, un matin parmi tant d’autres mais semblable à tous. Ce mariage fut dès le départ un élément d’incohérences dans une structuration cohérente qu’elle essayait de construire, elle le savait, mais elle souhaitait se camoufler dans la foule humaine, sans qu’elle sut vraiment pourquoi, il lui fallait être anonyme, transparente. Mais chaque soir quand elle se couchait à la même heure, plongeant dans un sommeil abyssal, son cerveau se mettait en fonctionnement, enregistrant, calculant. Cela posait quelques problèmes quant à leur sexualité, il est vrai que Claire n’avait pas une libido très active, très désirante, au-delà de leur troisième rencontre, elle avait tenu compte de ce paramètre dans son organisation programmée journalière en essayant de réguler au maximum tous les faits et actes qui pouvaient avoir une action sur ces écarts de comportement . Son mari la prenait, l’attrapait parfois un peu animalement, ce n’était jamais elle qui était à l’initiative, elle se laissait faire et à son plus grand étonnement y prenait un certain plaisir, c’était ce plaisir qu’elle n’arrivait pas à quantifier ni a mettre en équation. Elle savait combien de temps allait durer leur coït, elle avait calculé leur durée moyenne tout en prévoyant quelques impromptus inhérents au phénomène « plaisir » qui lui était totalement inquantifiable et inprogrammable. Les généticiens qui avaient séquencé son génome n’avait pas prévu cette surmultiplication de sa mémoire, il n’avait nullement eu conscience de cet inconnue mathématique et encore moins de ce que son esprit mutant lui permettait de faire. Jonglant avec les temps passés et présents, elle gérait les vies, les morts. Chaque nuit son esprit sélectionnait les êtres qui mouraient, les effaçant de son disque dur cérébral. Elle accomplissait cela sans respirer plus fort, sans souffrir et sans faire souffrir. Son mari endormi ne s’en était même jamais rendu-compte. À partir du jour où elle avait eu cette puissance et non pas ce pouvoir, elle opérait selon des critères très rigoureux seulement lisibles par son potentiel génétique et mémorique. Ne mouraient que ceux dont les gènes signifiaient à l’esprit de Claire un sens, une signification presque binaire, oui ou non. Qu’est-ce que la mort de quelques millions de personnes pour un esprit qui calcule des dizaines de milliards d’opérations à la seconde ? Rien, rien qui ne soit impossible en une nuit de dix heures. La vie telle qu’elle avait été, aléatoire et hasardeuse, était désormais le résultat d’une merveilleuse équation alliant calcul mathématiques et probabilités génétiques. Claire était devenue une femme ubique et plurielle, présente pour chaque individu comme si la vie de chacun était une piste numérique sur laquelle Claire était inscrite. Sept milliards d’individus, sept milliards de Claire, cependant une seule… elle, la mort personnifiée, celle qui durant son sommeil calculait la mort, sans qu’elle le sache… Elle ne se promenait pas avec une grande faux, juste avec un appareil photo. Elle se déplaçait souvent pour photographier, sauvegarder ce qui irrémédiablement était happé par le temps. Elle sauvegardait son histoire pour perdurer et accomplir sa tâche dont elle n’avait pas la pleine conscience, tout au plus elle sentait une absolue nécessité de ce temps de sommeil.
Ce qu’il faut vraiment saisir pour tout comprendre c’est le fonctionnement du cerveau de Claire. Avant elle, les gens mouraient de leur mort naturelle et personnelle, mais à partir de Claire, ce n’est plus un hasard. Tout se fait en fonction de l’appauvrissement des gènes de chacun des êtres humains… la mise à jour se fait toutes les nuits. Ce n’est pas ce que voulaient les généticiennes qui ont programmé les capacités du cerveau de Claire, elles souhaitaient créer un être humain supérieur, une surfemme… mais elles ne savaient pas… l’alchimie de la nature, la chaleur de l’orgasme, le cocktail chimique du moment allié à un génome réorganisé et voilà la transmutation… Il en fut ainsi, capable d’être tous. Ce n’est pas un hasard si c’est arrivé à cette époque, au moment où l’internet se mettait en place, au moment où tous nous communiquions sur des réseaux… l’époque neurale, la fractale communicante… Claire a vécu une adaptation surmultipliée et totale, communicante télépathe et esprit frappeur de la fibre optique, l’omnipotente… Ce qui est fascinant, c’est que le passé, le nôtre, le vôtre représentait une infime part de l’espace mémoriel de son cerveau, tout au plus quelques lignes de commandes par être humain se calculant en nanosecondes. Arrivé à ce moment, le code génétique était tellement appauvri, tellement fini qu’il suffisait à Claire de s’endormir et de régler ce problème en quelques instants… Claire était notre mort, celle que nous imaginions depuis toujours et ce n’était pas un hasard puisqu’elle avait pris la forme voulue par notre inconscient collectif… Claire était une fin possible à ce tout dont nous ignorions tout ou partie du début, elle était la fois où…
TREIZE
« Voici notre troisième entretien.
_Cela fait déjà trois fois que nous nous croisons, j’avais oublié…
_ Parlez moi de votre relation au temps.
_ Je n’ai plus l’impression d’être dans le même temps que vous, je suis même persuadé que je suis ailleurs, au-delà… C’est un peu comme comme si je passais mon temps à vous regarder... ou plus exactement vous penser.
_ C’est une sensation physique ? Un malaise ? Ou un rêve inexact ?
_ Je pense que c’est une sensation physique doublé d’un rêve éveillé… une incertaine certitude. Mais je suis certain que plusieurs espaces, plusieurs histoires se côtoient tout en se mélangeant… Je reste incertain du déroulement…
_ Au moment où je vous parle, à quel endroit vous situez-vous ? Ici ou ailleurs ?
_ Certainement ailleurs, je ne sens pas mon corps, je ne le vois pas non plus… Vous me voyez-vous ? Là où vous êtes.
_ Pas avec mes yeux, mais j’ai une quantité d’informations sur vous qui me permettent de vous imaginer au plus près de ma réalité.
_ Imaginer… oui c’est cela.
_ Claire, rien de plus à son sujet ?
_ Non…pourquoi le plus ? Claire, j’ai une image d’elle cependant, un souvenir, une femme qui photographie ?
_ En quelque sorte, c’est une de mes collègues qui travaille avec moi sur votre cas en ce moment.
_ Pourquoi devrais-je la connaître ?
_ Elle est déjà intervenue dans vos histoires pour réguler un manque de logique dans le déroulement.
_ Pourriez-vous m’expliquer vraiment ce que je fais ici ? J’ai le profond sentiment que cela pourrait m’aider à combler tous les vides qui existent entre les morceaux d’histoires dont je crois posséder le souvenir.
_ Je n’en suis malheureusement pas capable, j’essaie tout comme vous, de remettre de l’ordre, reconstruire un sens aux divers morceaux dont nous avons partiellement connaissance… Je n’en ai pas encore le droit aussi.
_ Qu’est-ce qui vous empêche de tout comprendre ?
_ Votre mémoire, monsieur, votre mémoire…son incohérence.
_ Pouvez-vous me dire ce que vous savez de mon histoire ?
_ Oui… C’est possible, bien que tout soit encore très mélangé et que vous soyez visiblement seul à en détenir les clefs. Vous êtes un homme, aux passés et vies multiples, vous avez ou avez eu la capacité d’intégrer la vie et le corps d’autres êtres vivants mais dans un but certainement très précis, ainsi vous êtes votre propre géniteur et témoin de votre existence dans l’une de vos histoires racontée. Vous vous êtes appelé J. puis Machin vieux et jeune, les deux se rejoignant en un point temporel. Étant bébé, vous avez habité le corps de Clémence que vous avez réussi à fertiliser tout en étant celui qui l’observait depuis une vingtaine d’années parce que vous êtes membre d’une société qui a pour mission de sauver ou détruire l’humanité. Vous devez trouver une femme qui sera celle qui permettra cette sauvegarde, si tel n’est pas le cas vous détruirez l’humanité en 2050. Tout cela s’inscrit dans un temps dont vous détenez les origines par une histoire écrite dans un livre que vous nommez la bouble, dans ce livre un homme est témoin de votre existence. Cette existence apparaît par de multiples fois dans diverses histoires, rêvées peut-être, qui se superposent, s’entrechoquent, se côtoient, se complètent. Les personnages principaux de cette histoire sont Clémence votre femme mère amante, La femme en blanc qui prend soin de vous et Claire dont vous fûtes le mari mais que vous avez tuée et mangée et vous qui surveillez Clémence tout en existant là et autrement dans d’autres histoires… Nous ne connaissons réellement que Claire.
_ C’est compliqué… Comment avez-vous connaissance des autres histoires ? Sont-elles écrites ?
_ J’aborderai ce sujet plus tard, j’ai encore besoin d’apprendre et de comprendre en ce qui vous concerne.
_ Pourquoi cherchez-vous à m’aider ?
_ Nous ne cherchons pas à vous aider, nous cherchons à donner un sens à cette histoire, à votre réalité multiple… La nôtre, présente, en sera plus claire.
_ Mais mon histoire n’est pas importante, je suis un homme banal, je ne sais même pas ce que je vis, ni où, ni comment. Vous me dites que j’ai des problèmes de mémoire et que je suis dans un centre qui s’occupe des gens comme moi, avec des troubles de mémoire.Vous vous occupez des autres comme cela aussi ?
_ C’est vrai, mais il y a surtout un point qui nous intéresse particulièrement dans le déroulement de votre histoire et qui nous oblige à nous intéresser essentiellement à votre mémoire.
_ Lequel ?
_ Nous en sommes en 2050…
QUATORZE
C’était un gigantesque bâtiment blanc, simplement construit à la première apparence mais d’une terrible rigueur dès qu’on attardait son regard sur la précision des droites verticales qui reliaient le sol aux derniers étages. Il n’avait pas de fenêtres visibles, mais certaines parties des murs étaient construites avec un matériau translucide si bien que ce bâtiment donnait l’impression d’un énorme monolithe cubique et opaque dont chaque arête devait approximativement approcher les quatre cents mètres. Il y avait juste une grande porte au milieu et à la base de chacun des côtés. Ces portes d’un gris neutre étaient fermées, elles ne s’ouvraient que pour laisser passer des hommes ou des femmes vêtues de blanc, parfois de noir. Ce bâtiment était construit dans une campagne plane et sans relief. Le monde autour de ce cube était désert et vide, de l’herbe, quelques arbres…
Plus loin, beaucoup plus loin, il y avait une ville. Elle était étrangement peuplée par des habitants qui se déplaçaient à la même vitesse, aucun d’eux ne donnait l’impression d’aller plus vite qu’un autre, cela procurait une sensation d’uniformité qui mettait mal à l’aise quand on regardait la ville dans son ensemble. Cette masse atonique et non grouillante alliée à une architecture axée sur l’angle droit faisait paraître la cité presque vide, amortie, amoindrie, s’y ajoutaient aussi tous les habitants qui étaient habillés de gris, donc la masse citadine semblait comme un gros cœur battant à l’unisson. Aucun n’augmentait le rythme cadencé de ses enjambées, aucun ne s’arrêtait, tous avançaient à pas mesurés et constants regardant face à eux quand ils étaient seuls, discutant calmement avec leurs voisins s’ils étaient accompagnés, mais quelle que soit la situation leurs chemins se traçaient sur des droites précises. Ils s’arrêtaient ou ralentissaient pour croiser d’autres groupes, mais aucun n’accélérait pour doubler ou passer avant, devant. Les véhicules étaient tous les mêmes, avançant aussi droit que les piétons, leur vitesse calculée ou établie pour que tous les véhicules circulent sans s’arrêter. Regarder ce flot de circulation humaine et technologique donnait la nausée, perturbait le champ visuel pour qui n’y était pas habitué. Il n’y avait pas d’autre couleur que le gris ou le blanc, les mêmes gris, peu nombreux, tous au plus cinq qui tous étaient attribués précisément et méthodiquement aux bâtiments, aux portes, aux vêtements ; un gris clair pour les femmes, un gris foncé pour les hommes ; et aux véhicules le plus neutre des cinq. Le blanc unique était la couleur de la majorité des bâtiments. On sentait bien que rien n’était attribué au hasard, la fonction attribuait la valeur lumineuse. Il n’y avait pas de couleur, il n’y avait plus de couleur, ni chez les gens, ni sur le moindre morceau de mur.
C’était le soir sur cette ville, les gens qui y habitaient sortaient des blocs où ils devaient travailler durant la journée, ils se déplaçaient donc à pied pour se diriger vers d’autres bâtiments qui abritaient leur logement ou alors ils montaient dans leurs véhicules, rarement seuls, pour se diriger lentement vers d’autres secteurs tout aussi uniformes que le centre. Le centre était marqué géographiquement par sa situation localisée au milieu du plan citadin car cette ville était géométriquement dessinée avec la plus grande rigueur et le centre apparaissait comme étant le centre et rien d’autre, il ne s’y passait rien de plus que sur la périphérie, il n’y avait pas plus de monde que sur les voies extérieures. Entre le moment où le flux s’intensifia, c’est-à-dire lorsqu’ils sortirent nombreux de leur travail, et le moment où tous avaient rejoint leur résidence, il se passa tout au plus une trentaine de minutes pendant lesquelles, sans que la vitesse de circulation des piétons et des véhicules changeât, la densité fut plus grande puis revint à le normale. Ce qui se passait à cet instant avait dû se passer de la même manière hier et se passerait exactement pareil demain et les jours suivants… Pour qui n’était pas de cette ville, il naissait une angoisse profonde si l’on considérait cette linéarité visuelle et cette neutralité existentielle… Il n’y avait pas le bruit d’une ville peuplée, il y avait un murmure constant, une basse sonore plus proche d’un bourdon d’orgue que d’un dialogue multiple entre les milliers d’habitants d’une cité grouillante. Nous étions en 2050 et la femme en blanc aux gros seins qui cherchait à donner un sens à ce qui n’en avait plus rentrait chez elle, habillée d’un manteau gris…elle pensait pour peu de temps encore à cet homme qu’elle avait rencontré et interrogé déjà trois fois. Chez elle, le bip de Claire, l’ordinatrice, sonnait irrégulièrement, près de son lit, c’était la seule chose dans cette ville en noir et blanc, du noir au blanc, qui n’était pas dans la régularité… il fut un moment, une fois, où tous dormaient…
QUINZE
« Vous pourriez m’expliquer ce qui se passe au dehors de ces murs ?
_ Oui, mais je ne suis pas certaine que cela ait une importance.
_ Comment pouvez-vous dire cela alors que je suis gardé plus ou moins prisonnier ici, que vous m’interrogez tous les jours sur mon existence, que je suis incapable de confirmer ce que vous racontez à mon sujet, comment voulez-vous que j’ai envie de vous raconter d’autres évènements si je ne peux avoir confiance en vous ?
_ Vous ne me racontez rien, nous scrutons votre mémoire depuis de nombreuses années et nous en sommes arrivés à confronter votre inconscient révélé avec votre conscience… Ce que vous m’avez raconté.
_ Je suis dans un hôpital psychiatrique ?
_ Cela ne s’appelle plus comme cela, mais vous êtes dans un lieu dédié à l’étude de la mémoire… essentiellement votre mémoire.
_ Pourquoi ma mémoire est-elle si importante ? Qu’est-ce que j’ai au fond du cerveau qui vous oblige à me garder ici ? »
La femme en blanc aux gros seins se dirigea vers la porte grise qui marquait le passage vers un ailleurs car tous les murs et sols étaient du même blanc, ainsi que les tables et chaises de cette pièce. Pièce uniforme sans horizon qui obligeait les yeux à se fermer.
« Je reviens dans quelques instants. »
Il se passa tout au plus quelques minutes pendant lesquelles il ferma les yeux essayant de se souvenir d’autres choses que celles que lui avait racontées cette femme les jours précédents. Elle revint rapidement, s’assit à sa place et reprit la parole sur le même ton monotone qu’elle avait depuis le début de leur rencontre.
« J’ai demandé si je pouvais vous expliquer à ceux qui ont le pouvoir de décision, ils m’ont donné leur autorisation, je vais essayer d’être la plus précise et limpide possible. Ce que je vous raconte vient de votre mémoire et de la lecture analytique que nous en avons eue, je vous demanderai de ne pas m’interrompre parce que ce récit est un exercice assez difficile pour moi. Vous comprendrez mieux à la fin quand je vous aurai raconté, révélé…
_ J’ai peur de ce que vous allez m’annoncer…
_ Il ne faut pas, je ne pense pas… Je commence. Vous êtes né pour la première en 1961, peut-être d’autre fois avant, nous ne savons pas. C’était une époque où la société avait un fonctionnement chaotique et totalement imprévisible, de nombreux conflits armés, sociaux, politiques,humains, personnels donnaient corps et sens à l’existence de plusieurs milliards d’individus. Chaque humain était un individu à la capacité mémorielle unique et lecteur vivant d’un ADN qui programmait son existence. Vous êtes alors, à ce moment, sans que nous puissions l’expliquer scientifiquement, le fruit d’une profonde mutation génétique naturelle ou artificielle mais d’origine inconnue, comme il s’en passe parfois, qui vous permet d’exister psychiquement dans le corps et l’esprit d’autres individus, des femmes essentiellement. Cette mutation s’accompagne d’une rupture de votre continuum temporel. Vous êtes omniscient et pluriel tout en n’étant physiquement que celui que vous êtes. Votre mémoire fixe tous ces moments mais ne les inscrit pas dans une linéarité. Parallèlement à la mutation de votre être, la société humaine subit de nombreuses révolutions technologiques et scientifiques dont elle ne peut pas encore à l’époque comprendre l’importance quant à son devenir. La révolution informatique, l’uniformisation des arts, des langues, des coutumes, la négation du phénomène religieux pour certains, le renforcement simpliste de ce même fait religieux pour d’autres, le mélange génétique, la globalisation économique conduisent à un comportement unique ainsi qu’à une pensée unique. Il ne s’agit pas d’une mutation mais d’une adaptation évolutive à un déroutement du fonctionnement de la mémoire humaine, celle-ci ne sert plus que comme une mémoire flash et l’humanité transfert son histoire, son passé à une mémoire de masse technologique. Nous sommes aux alentours de l’année 2000, une année de grande peur technologique puisque l’humanité craint le grand bug qui pourrait la conduire à une déroute technico-économique. Elle ne voit pas ce qui se passe à la dimension de son ADN, puisque celui-ci devient programmable par l’interaction de l’image numérique et de la téléphonie cellulaire. Tout individu est en relation avec un flux d’information continuel. Il n’y a plus de zone de silence, il n’y a plus de zone d’oubli, il n’y a plus de zone d’isolement… cette année 2000 est l’avénement du maillage total, l’espace numérique est construit. »
Elle s’arrêta quelques secondes, ferma les yeux comme si elle se recueillait ou cherchait à mieux se souvenir, puis elle but un verre d’eau qui était posé sur la table, face à elle. Il se taisait, la regardait, donnait l’impression de ne pas comprendre, mais en vérité il était abasourdi et ne trouvait rien à dire. Il prenait vaguement conscience d’une réalité qui était en lui selon les dires de la femme en blanc, mais il n’en avait nullement la conscience précise et mémorisée.
« Entre 2000 et 2018, la mondialisation numérique va croître exponentiellement jusqu’au 17 juillet de l’année 2018 qui verra la connexion de la totalité des êtres humains. À cette date il n’y a plus aucun homme ou femme qui puisse prétendre ne pas être connecté. 2017 voit aussi naître le premier et dernier enfant génétiquement programmé, la première femme, celle qui deviendra Claire que vous épouserez à un moment de votre vie. Claire va vivre une mutation totalement imprévue comme celle que vous avez vécue, la capacité de son cerveau allié à sa capacité physique à communiquer avec l’espace numérique vont la conduire à quitter son corps et à prendre le contrôle de l’espace numérique… Je suis fatiguée, je vous raconterai le suite demain, je vous prierai de bien vouloir ne pas me poser de questions, cela pourrait avoir une incidence sur le déroulement de la suite de cette histoire dans laquelle nous nous rencontrons pour la quatrième fois. Nous allons vous reconduire à votre chambre.
_ Je ne me souviens jamais de ma chambre, ni de la couleur de ses murs…
_ Nous ne savons plus ce qu’est une couleur… vos murs sont blancs comme tout le reste des bâtiments. »
Deux hommes de gris vêtus, gris semblable à celui de la porte, entrèrent et l’aidèrent à se lever pour qu’il puisse rejoindre la porte puis sa chambre. La femme en blanc aux gros seins resta assise. Une fois passée la porte grise, ils se dirigèrent dans un couloir unique sans intersection qui les conduisit directement à une autre porte grise puis à un autre couloir, tout aussi gris, et encore une porte qui donna accès à un dernier couloir. Celui-ci aboutit à une dernière porte, celle de la chambre. Les deux hommes l’ouvrirent calmement, il rentra dans la pièce ; un lit blanc, des murs sans fenêtres mais translucides. La porte se referma, sans se retourner, il se coucha et ferma immédiatement les yeux… nous étions toujours en 2050.
SEIZE
Cette femme en blanc resta assise pendant un court temps, temps nécessaire à une réflexion à laquelle elle n’avait accès que dans une certaine mesure puisque sa mémoire ne lui appartenait plus totalement et lorsqu’elle y avait accès, un petit pourcentage de celle-ci n’était disponible que pour un laps de temps très limité. Elle ne conservait qu’une très faible partie active de celle-ci pour le reste de la journée, la majorité de ses capacités mémorielles n’était plus sous son contrôle conscient ou inconscient. Ce qu’elle allait penser, il faudrait qu’elle puisse en conserver une infime part de façon à pouvoir à nouveau en tenir compte à leur prochaine rencontre. Pourquoi cet homme avait-il la possibilité de vivre dans plusieurs corps ? Être présent à plusieurs moments d’une durée dans des corps tout en ayant la conscience multiple de leurs existences ? Une évidence vint à son esprit, une évidence d’ordre scientifique et mathématique. Elle comprit que les gènes humains tout aussi nombreux qu’ils fussent ne présentaient cependant qu’un nombre limité de possibilités… les différences génétiques n’étaient pas infinies, même si le nombre de possibilités était gigantesque, elles étaient arrivées à leur limite et la nature produisait le premier double exact : individu multiple pour lesquels une seule conscience existait, donc il avait conscience de plusieurs existences réparties dans un espace temps non linéaire. Cela expliquait cette capacité omnipotente et ubique mais cela ne donnait pas l’explication nécessaire à l’altération de sa mémoire … il se souvenait mais dans un ordre diffus en dehors de toute logique temporelle.
Il était l’heure de rentrer, elle sortit de la pièce par la porte grise et se retrouva dans une salle blanche ou de nombreux hommes et femmes habillés de blancs se déplaçaient à pas mesurés et calmes. Elle pénétra dans une salle ou elle possédait un casier dans lequel elle accrochait à un cintre blanc son manteau à l’heure où elle arrivait à son bureau. Elle enfila pesamment son manteau gris, fait d’une étoffe légère, sortit de cette pièce, repassa par la grande salle au même rythme que tous les autres, puis quitta le bâtiment par la grande porte qui donnait sur l’un des côtés du grand cube. Elle se coula, sans ralentir, dans le grand flux des gens qui rentraient chez eux par divers moyens, elle monta dans sa voiture et rentra à une vitesse préprogrammée vers la ville, distante de plusieurs kilomètres. Cette notion de distance n’avait pas d’importance puisque l’essentiel était qu’il n’y eût aucun heurt rythmique au déroulement du déplacement des masses humaines comme tous les soirs. Quelle que fût la distance, il ne fallait pas que le rythme global de l’ensemble puisse varier d’un infime quota. Rien ne devait altérer cette harmonie rythmique savamment calculée en temps réel. Elle mit comme chaque soir autant de temps que la veille et autant de temps qu’elle en mettrait le lendemain. Arrivée au pied de son habitation, elle gara sa voiture à sa place comme à l’accoutumée puis monta dans son ascenseur pour rejoindre son appartement. Le bâtiment était aussi entièrement blanc, une lumière diffuse passait à travers le matériau du mur, il n’y avait pas de fenêtre à son appartement, la lumière du jour émanait de ce matériau blanc porcelaine sans aucune variation si ce n’est celle normale, mais non visible, de la baisse de lumière naturelle qui était immédiatement compensée de façon à ce que l’intensité lumineuse soit exactement la même jusqu’au moment où elle s’éteindrait, c’est à dire vingt-deux heures. À partir de cet instant là, la femme en blanc rangerait son manteau, quitterait ses chaussures blanches, qu’elle rangerait dans le placard destiné aux vêtements de travail. C’est là que le lendemain matin elle retrouverait un vêtement blanc, un manteau gris et une paire de chaussures blanches entièrement propres. Toutes les semaines, en plus de cette phase de nettoyage journalier, plus exactement toutes les fins de cycles de dix jours, les vêtements de déplacement et de travail étaient changés. Dans sa chambre, il existait une armoire presque semblable à celle de l’entrée, si ce n’est qu’elle proposait en plus, des tiroirs pour les sous-vêtements et pour les vêtements de corps, ceux-ci étaient changés journellement, elle en prenait possession la matin au réveil. C’était un système aspirant qui gérait l’extraction et la remise en place se faisait par un simili système de tapis roulant vertical, tout cela encadré par des équipes humaines et géré par l’ordinateur. Elle fit donc ce qui devait être fait concernant ses vêtements puis elle se dirigea vers sa cuisine, elle ouvrit son bloc culinaire qui servait à la fois de réfrigérateur et d’appareil de cuisson, elle ne préparait plus aucun repas, tous étaient conçus et livrés en fonction de son génotype si bien que tout était équilibré, adapté à son poids, à sa taille. Elle s’assit à sa table et mangea ce soir-là un ersatz de poulet accompagné d’haricots verts génétiquement modifiés pour qu’ils cuisent en quelques secondes. Puis elle se dirigea vers son bloc communication à l’heure prévue, c’est à dire celle qui avait été calculée pour l’ingestion de son repas, ingestion régulée et gérée jusqu’au nombre de coups de mâchoires, d’instants de déglutitions, et de poses nécessaires à la circulation du bol alimentaire jusqu’à son estomac. L’ordinateur ne laissait rien au hasard. Le bloc communication se mit en marche à l’instant où elle se positionna sur son fauteuil à l’ergonomie auto-adaptative. Les programmes étaient prévus en fonction de la fatigue, du taux de sérotonine, de la journée de travail et de la mémoire résiduelle restante pour pouvoir suivre une émission complète. Avant toute émission de divertissement, des informations d’ordre général passaient à l’écran, celles-ci étaient choisies en fonction de la fonction de la personne, de son âge, de ses capacités intellectuelles et de ses responsabilités professionnelles. La femme en blanc occupait un poste assez élevé puisqu’elle avait pour mission d’interroger celui qui détenait des possibilités désormais obsolètes mais qui questionnaient l’ordinateur puisque 2050 était visiblement une année fatidique. Cela n’affectait en rien le calme de cette femme qui de toute façon était contrôlée en continu dès sa mise en sommeil par une précise captation des composants chimiques de son organisme, si tel ou tel déséquilibre se présentait une médication personnalisée était fabriquée durant la nuit et elle prenait cette petite pilule régulante le matin au réveil. Comme cette femme possédait une mémoire personnelle assez importante de par son rang, même si elle était insignifiante en valeur absolue, elle avait le droit à des programmes divertissants : musiques répétitives, images de paysages sans vent, océans à marée basse, animaux marins immobiles… L’ordinateur ne voulait pas prendre de risques avec sa capacité à interroger intelligemment. Après son heure de spectacle visuel, elle se dirigea vers sa chambre où elle allait se coucher dans un espace thermo-régulé en fonction de sa chaleur corporelle, elle quitta ses vêtements, les positionna dans son armoire et referma la porte. La pièce n’était pas pourvue de miroir si bien qu’elle ne pouvait pas voir son corps nu, de toutes façons elle n’avait pas envie de le voir ni de le toucher, l’ordinateur contrôlait ses hormones de manière à ce qu’elle, comme tous les autres humains, n’ait plus aucun désir d’ordre sexuel, source de problèmes et de nombreuses incohérences par le passé. Il est vrai que la natalité n’était plus du domaine de la nature humaine mais qu’elle était précisément contrôlée par l’ordinateur avec un processus d’auto insémination artificielle, les sexes existaient toujours, mais ils n’étaient plus d’aucune utilité, les faire disparaître eût été d’un coût énergétique trop excessif par rapport à la gêne qu’ils occasionnaient. Elle se coucha, sur sa gauche, le bip irrégulier mais constant signifiait la mise en sommeil dans les trente secondes de la femme aux gros seins, habillée de blanc le jour, l’ordinateur Claire analysa très rapidement sa mémoire, effaça ce qui devait l’être, conserva et mémorisa ce dont elle avait besoin pour la continuité du fait social puis elle passa à la lecture globale de tous les paramètres hormonaux et médicaux estimant si son espérance de vie était stable ou en baisse, enfin elle fit un séquencement génétique calculant si son vieillissement global était encore acceptable avec le besoin que la société avait de sa personne. Cette nuit là, à l’échelle de l’humanité, cent vingt-deux millions huit cent trente sept mille deux cent quatre vingt-deux personnes moururent sur décision de l’ordinateur, un peu moins de naissances furent programmées en fonction des progrès informatiques qui permettaient le remplacement de certaines tâches humaines par des processus informatiques récurrents. Cette femme dormit sans rêve, sans bouger, son corps nu à la surface de son lit était au contact d’un air à la température exacte de ce corps. L’ordinateur prévut pour le lendemain qu’il fallait que cette femme continue l’interrogatoire de l’homme pour que la linéarité temporelle rentre dans une cohérence, elle lui laissa donc une capacité mémorielle suffisante avec les renseignements nécessaires. Cette incohérence résiduelle dans le fonctionnement global de l’organisation sociale occupait 3,357834 % des capacités mémoires et physiques de la totalité des unités centrales et ce pourcentage était potentiellement en augmentation chaque jour passant sans qu’une logique soit trouvée. Claire l’ordinatrice, comme chacune nuit, analysa la totalité de l’humanité. À leur réveil, il ne se souviendrait pas ou si peu mais avec l’assentiment controlé de Claire pour certains, dont la femme en blanc, de la journée qui avait précédé, ils seraient ainsi totalement concentrés sur leurs actions.
Ailleurs dans une chambre, au bout d’un des nombreux couloirs, un homme ouvrit les yeux, pour la première fois cet éveil ne fut pas suivit d’un endormissement immédiat, il resta les yeux ouverts. La matière translucide, laissait passer la lumière de la pleine lune, comme tous les humains étaient sous contrôle la nuit et qu’ils dormaient, l’ordinatrice n’avait pas prévu de dépense énergétique pour l’adaptation lumineuse à la clarté lunaire. Il profita de la lumière blafarde, jaunâtre mais enveloppante qui baignait la totalité de la pièce, il se sentait bien, apaisé, il ne savait pas où il était mais cette lumière lui procurait un bien-être indéniable. Cependant, alors qu’il regardait autour de lui et constatait qu’il n’y avait aucun meuble, aucun moyen de s’asseoir, ni aucun système permettant d’allumer un quelconque système de lumière artificielle, que la seul porte, de couleur grise, ne possédait pas de poignée et qu’en l’occurrence il ne pourrait pas l’ouvrir, il se demanda à juste titre quel était son prénom. Il décida que ce serait la première question qu’il poserait demain à la première personne qu’il rencontrerait. Il se rendormit.
DIX-SEPT
Il venait de se réveiller, il avait eu le temps de s’asseoir sur le bord de son lit, blanc, sans couverture, juste recouvert d’un drap, deux hommes vêtus de blanc pénétrèrent lentement par la porte grise. Sans le bousculer, ils l’aidèrent à se lever et se dirigèrent vers cette porte pour sortir de la pièce. Après quelques couloirs et quelques portes grises, ils se retrouvèrent dans une pièce de taille identique, de blancheur et luminosité identiques, une table et deux chaises de part et d’autre de la table était au centre du volume. Il s’assit, à cet instant où ses fesses touchaient la matière de l’assise, la femme en blanc aux gros seins entra dans la pièce et vint se positionner face à lui. C’est lui qui posa la première question.
« Quel est mon nom ?
_ Je crois que l’on vous nommait J.
_ J. ?
_ Je n’en sais pas plus… Dois-je continuer mes explications sur le monde qui vous entoure ? »
J., donc, se tut, il essaya de mobiliser sa mémoire pour se reconnecter sur ce qui avait pu être dit la veille, ou plus globalement avant. Cela s’accompagna d’un silence que la femme en blanc n’interrompit pas car elle attendait une réponse. J., après avoir essayé en vain ou si partiellement qu’il n’arrivait même pas à reconstruire la moindre image mentale, acquiesça cependant.
« Donc, Claire est née en 2017, c’est la première enfant génétiquement conçue pour qu’elle ait des performances intellectuelles supérieures, elle devait être une « surfemme »… Mais la nature alliée à un brusque changement hormonal, à une surmultiplication des capacités régénératrices de son ARN et la mise en fréquence de son cerveau sur un système énergétique ondulatoire qui nous était jusqu’alors inconnu, lui permettent de prendre contrôle, d’abord durant son sommeil, puis constamment et en totalité du neuro-réseau-social de la planète lorsqu’elle se dématérialisera. Pour ce, elle s’est servie de la mise en place globale du grand réseau neural qui avait déjà été faite par l’humanité. Ainsi à l’aube du vingt et unième siècle, la majorité de l’humanité avait déjà construit et intégré les codes destinés à la mise en commun totale des actes sociaux, il y avait les religions, les choix politiques, les modes, les engouements artistiques, les jeux informatiques en réseau, les réseaux sociaux du web, les sports d’équipes et toutes les pensées communes et facilement véhiculables qui permettaient aux masses une mise en commun rapide et efficace. Les gens, à deux ou trois variantes près, pensaient presque de la même manière pour une situation donnée. Il n’y avait plus qu’à les intégrer dans un schéma informatique global et trouver la clef pour une évidente et nécessaire mise en réseau de leurs ondes cérébrales. Claire aurait eu cette possibilité dès 2035 lors du coup d’état mondial du Président suite à l’adultère de sa femme avec un homme du peuple, un certain Garbiel (mais je ne peux vous dire s’il a un rapport avec le Garbiel de votre bouble), elle n’en a pas usé immédiatement, par impossibilité technique et dans sa totalité, mais dès que les informaticiens ont trouvé la fréquence précise qui gère ces ondes cérébrales (travaux du professeur Swalkoski 2018-2034), permettant, à l’aide des fréquences tonales en infra et ultrasons séquencés, un contrôle total de la mise en mémoire et de la communication extra neurale, dès qu’ils ont créé le support technologique nécessaire à l’utilisation de ces ondes, elle est passée à l’étape de dématérialisation et de contrôle total du réseau. Elle en a mesuré l’importance et les conséquences pour la lisibilité prospective de notre futur. Nous étions passés à l’ère du neuro-social, dernière révolution informatique et sociale qui si l’on regarde l’histoire était prévisible et presque écrite dès la deuxième moitié du vingtième siècle. Ainsi Claire, à l’âge de 24 ans a quitté son enveloppe corporelle pour intégrer et gérer dans sa totalité ce réseau neuro-social. Depuis neuf ans elle a entièrement refondé les bases de notre société humaine. Le libre arbitre n’existe plus, la reproduction sexuée par échange de génotype et aléatoire non plus. Tout est calculé de manière à ce que l’évolution de notre société se fasse avec la plus grande régularité sans aucun risque de disparition comme l’avaient vécue de nombreux systèmes écologiques des millions d’années auparavant. Chaque humain intègre le tout sans violence, sans intention de nuire. Il n’y a plus de guerre, plus de conflits, plus de prise de position nécessaire. Toutes les émotions d’ordre artistique sont contrôlées, voir abolies, de manière à ne pas déstabiliser l’harmonie dans laquelle nous vivons. Nous ne croyons plus, nous ne cherchons plus au hasard, nous ne connaissons plus notre histoire passée, nous sommes tous tournés vers le futur, prêts à servir notre humanité sans perte de vies inutiles. Ce n’est pas une perfection atteinte, juste une adaptation finale à laquelle l’humanité devait faire face à ce stade d’évolution. Nous avançons vite vers un futur que nous contrôlons précisément puisque nous en écrivons chaque seconde. Tous les aléas de mutations au sein de notre société sont désormais contrôlables. Chaque individu est l’équivalent pour notre société, d’un neurone au sein d’un cerveau.
_ Il n’y a pas quelques individus qui ont échappé à la vigilance de l’ordinatrice ?
_ À partir du moment où tous les hommes se sont trouvé connectés au réseau informatique, il n’y avait plus de possibilité d’échapper à cette évolution, toutes les lectures des génomes se passant la nuit et il est très difficile de ne pas dormir. On estime qu’à peine 0,056% n’ont pas été connectés durant la première année. Ils ont disparu dans les cinq années qui suivirent.
_ Je ne sais pas quoi dire, si tout cela est bien ou terrible, je ne sais pas si j’apprécie faire partie d’un tout.
_ Justement vous êtes celui qui ne fait pas partie de ce tout.
_Pourquoi vous ne m ‘éliminez pas ou ne m’opérez pas pour que je vous rejoigne ?
_ Votre cerveau est imperméable aux ondes du réseau neuro social, vous êtes une mutation et Claire n’arrive pas à vous connecter au tout, alors nous cherchons le pourquoi de la situation et ce que cela représente comme danger pour notre société. Nous vous éliminerions si vous risquiez de nous nuire, mais comme nous n’en savons encore rien, nous analysons et cherchons, nous n’anticipons pas sans savoir le risque potentiel que vous représentez…
_ Et si je ne suis pas un risque pour vous ?
_ Je pense que rien n’a été décidé à votre sujet, sans certitude chiffrée rien ne peut être entrepris, notre société a éliminé tous les choix incertains et inopérants qui paralysent les fonctions nécessaires et efficaces.
_ Je vais oublier tout cela ?
_ Il y a de fortes chances mais pas de la manière que vous croyez car votre mémoire stocke toutes ces informations, c’est votre capacité à les retrouver qui vous pose problème et c’est aussi ce qui nous pose problèmes puisque nous n’arrivons pas à lire et conserver ces données pour en tirer profit.
_ Mais en quoi suis-je dangereux ?
_ Vous avez la capacité d’écrire, de créer, de conserver des informations dans votre mémoire même si vous n’arrivez pas à les retrouver, vous avez écrit la Bouble, qui donne une Histoire à notre société, un début, une fin possible, vous proposez des possibles, des faits différents en dehors de toute logique évolutionniste et vous prédisez la fin de notre monde pour cette année 2050. Vous êtes un virus informatique dans notre régulation sociale, si vous continuez à semer des dérives sémantiques, il se peut que d’autres soient affectés, il se peut aussi que d’autres soient déjà affectés. Claire nous informe que certaines mémoires sont un peu plus difficiles à effacer certains soirs.
_ Cela ne peut pas être de ma faute, vous êtes la seule personne que je rencontre et je ne me souviens pas d’avoir discuté avec d’autres.
_ Depuis que nous vous avons repéré, vous êtes dans une zone d’isolement mémoriel total. Je suis votre seule interlocutrice et si j’étais atteinte d’une manière ou d’une autre, si ma conscience libertigène se mettait en fonction je serai éliminée dans la nuit qui suivrait, plus tôt peut-être…
_ C’est quoi une conscience libertigène ?
_ C’est la volonté de vouloir vivre individuellement et chaotiquement…
_ Je voudrais retourner me reposer, je suis fatigué par tout ce que vous venez de me raconter.
_ J’ai encore quelques questions à vous poser. Quels souvenirs avez-vous de Claire ? Avant qu’elle quitte son corps…
_ Vous me dites que je n’ai aucun moyen d’accéder à ces informations et vous me posez quand même cette question.
_ Claire voudrait avoir certaines confirmations, cette question est récurrente d’après mon schéma de pensée. Vous avez été le mari de Claire…
_ J’ai l’impression que vous me posez cette question à chaque fois que nous nous voyons et à chaque fois je dois vous répondre que je ne sais rien, que je ne me souviens plus de rien… Qu’est-ce qu’elle cherche à savoir qu’elle ne sait pas ? Je suis fatigué, je veux me reposer…
_ Je comprends, nous continuerons certainement demain… Peut-être.»
DIX-HUIT
J. était attentif, il avait décidé de ne plus s’inquiéter de l’absence de Clémence. Cela faisait quelques mois qu’elle avait compris qu’elle avait retrouvé son enfant mais il avait disparu, là sous ses yeux, et à son tour elle avait aussi disparu. J. n’avait plus de contacts journaliers. Elle était en dehors de son paysage visuel, comment cela avait-il été possible alors qu’il avait certainement dû la surveiller encore plus efficacement ? Il n’aurait pas pu y répondre, son sérieux n’avait pas été pris en faute, ni sa régularité, toujours attentif, toujours vigilant… Peut-être était-ce Clémence qui avait changé, ou sa perception de l’histoire dans laquelle elle s’inscrivait ? Il ne voyait pas d’autres solutions. Nous étions en 2039, cela faisait presque vingt ans qu’il la suivait, qu’il l’avait choisie, peut-être à tort se disait-il parfois, mais il oubliait vite cette idée quand il regardait autour de lui et comparait les femmes qu’il voyait avec Clémence telle qu’il l’avait rencontrée. Il y avait eu chez elle au moment de la rencontre, juste au moment de cette rencontre, une évidente pureté existentielle, c’était elle et pas une autre, définie selon son schéma intellectuel… Il savait très bien qu’elle n’était pas la femme parfaite mais qu’elle était la perfectible, celle qui serait. Mais à ce jour, il n’avait plus aucune trace d’elle. Un matin après une courte nuit, il s’était aperçu qu’elle avait quitté la maison où elle vivait. Lui qui pendant vingt ans s’était toujours réveillé avant elle, lui qui savait désormais à l’avance comment elle s’habillerait, lui qui était resté dans l’ombre comme son ombre, lui qui ne l’avait jamais quittée des yeux, il était face à cette évidence terrible : elle n’était plus là. Elle avait abandonné son enfant autrefois comme un objet, il ne pouvait dire qui était le père malgré tout ce temps passé à regarder sa vie se dérouler, elle était partie, non, elle avait disparu. Il devait momentanément passer à autre chose, sans attendre, sans l’attendre, car il savait qu’elle n’était certainement pas loin, elle était partie pour un autrement et elle restait elle.
Alors un matin il sortit de chez lui sans l’intention de retrouver Clémence, il passa devant le centre où son enfant avait été recueilli, mais il ne pensait pas la retrouver là si tôt, plus tard certainement. Il se dirigea donc vers la ville, ville grouillante où tous vivaient en dehors de toute crainte du futur, qui cependant était au bout de ses doigts si l’occasion s’en présentait. Il déambula comme à l’accoutumée, toujours attentif aux autres, surtout à celles qui auraient pu être celle qu’il cherchait. Il cherchait sans chercher, tout au plus attentif. Il croisa de nombreuses femmes aux formes diverses, aux corps à l’épaisseur variée, aux rythmes chaloupés asynchrones pour certaines, aux rythmes exacts pour d’autres… mais toutes le plongeaient dans une réelle incertitude ou une totale absence d’intérêt… Il se rendit à la terrasse d’un café où il consomma un petit café allongé d’eau, ainsi qu’il les prenait toujours. La serveuse était une jeune femme rousse aux cheveux courts, au visage assez masculin mais avec des formes épanouies qui ne lui permettaient pas de renier sa féminité envahissante pour elle-même et ceux qui l’approchaient voire l’entouraient dans les plus intimes des situations… Elle sentait la femme, fabuleusement, à en raconter des mensonges. Il eut une pensée érotiquement positionnée en première place selon ses critères émotionnels. Mais elle travaillait, vite et beaucoup, elle n’avait certainement pas le temps de prendre conscience de cet homme qui commençait à la dévorer du regard, techniquement parlant tout du moins. Il ne la dévorait pas vraiment puisqu’aucune concupiscence ou énergie érotiquement décelable n’émergeait de son regard pour quiconque l’eût croisé, il était attentif et sa pensée était orientée sur la lourdeur de ses seins et le panachage de taches de rousseur qui constellait son décolleté, il se surprit à s’imaginer plongeant son nez dedans pour en sentir les subtiles effluves… Il pensa, rêva, réfléchit plus qu’il ne désira ou s’imagina s’exécuter. Ce petit café où il prenait le temps de paresser proposait une terrasse où il était agréable de rester et être un flâneur attentif comme il nommait les gens qui regardaient passer et vivre les autres. Depuis qu’il ne suivait plus Clémence, il se laissait aller à cette situation d’observation… Il se sentit bien, intrinsèquement en possession de quelque chose qui le satisfaisait. Alors il resta là une partie de la matinée et regarda les femmes qui passèrent dans cette rue assez passagère. Il ne fut pas particulièrement ému par toutes ces femmes, il remarqua cependant qu’elles avaient toutes une particularité, laquelle eut été analysée techniquement ou matériellement, même froidement auparavant, mais ce renouvellement de point de vue, permis par une liberté cérébrale récente, lui autorisait une dérive émotionnelle qu’il n’avait jamais eue. Il remarqua que chaque femme avait un déhanché qui lui était propre, un rythme comme une signature spatiale construit sur la fine adéquation de la quantité de cellulite, le placement de celle ci sur les muscles fessiers et la forme plus ou moins sphérique de la fesse, tout cela souligné par une accentuation du pli sous-fessier qui permettait une finalisation accentuée de ce déhanchement. Il remarqua aussi qu’à partir d’une certaine densité graisseuse, il existait un contre-temps qui intervenait après le posé du pied et qui renchérissait l’impact érotique et donnait même une pulsion sexuée violente alors que le cul en question eut été qualifié d’assez gros. Il avait pensé cul et non pas fesse. Ce n’est pas pour autant qu’il désirait, il était dans une analyse technique mais se laissait déborder par une légère rêverie libidinale au contact de ces galbes nécessaires à la marche et au fonctionnement reproductif de l’espèce humaine… Il avait pensé cul se dit-il encore. De nombreuses femmes passèrent ce matin-là : de grandes sans poitrine, légèrement bossues sous l’effet d’un tassement dû à leur grande taille, des petites aux jambes proches du sol pour qui il était plus facile de s’asseoir au sol que d’autres, des parfaites sous tout rapport mais qui n’avaient pas ce petit défaut qui déclenchait l’interrogation ou l’incertitude de l’esprit face à elles, des laides mais dont le regard brillait bien plus que pour les belles trop parfaites. Il rentra chez lui presqu’épuisé par tant de découvertes visuelles.
J. ne s’était jamais posé la question de son image, de son corps, de son âge… Il ne se souvenait plus trop de son passé, à vrai dire son temps d’avant commençait à la fin de ses études quand il rencontra celui qui l’orienta vers les cents… mais avant ? Il devait avoir une histoire comme tous ceux qu’il croisait chaque jour, un début, une fin. Quand il n’était pas dehors à regarder vibrer le corps des femmes, il restait chez lui à rechercher d’où il venait. Il y avait un vide face à sa mémoire, une impossibilité à communiquer avec lui-même. Il ne se souvenait plus de ses parents, son enfance était inexistante…il n’avait aucune image de lui. Il n’avait pas de miroir chez lui si bien qu’il ne connaissait pas son visage, il n’aurait pas su se reconnaître. Un matin il en acheta un, un grand qu’il installa dans son entrée. Quand il le déballa et qu’il l’installa près de la porte, il avait choisi cet endroit pour se voir chaque matin quand il partirait, il remarqua qu’il était un homme âgé, sa peau était un peu ridée. Il était âgé mais ne donnait pas la sensation d’être vieux, il n’aurait pas pu se donner d’âge et cela n’avait pas d’importance, il se voyait âgé. Quand était-il né ? Il est vrai que durant ces dernières années, chaque parcelle de son espace et de son temps avait été orientée vers Clémence et que le plus naturellement il n’avait jamais pris la moindre seconde pour s’intéresser à lui. Il n’avait adressé la parole à personne si ce n’est pour la globalité des actes du quotidien, cela n’avait donc jamais engagé le moindre dialogue qui aille au-delà de l’utilisation de mots fonctionnels. Il n’avait jamais parlé à qui que ce soit… Sa connaissance de la philosophie, l’avait placé, pensait-il, dans un ermitage cérébral, son attention à Clémence dans une quête, comparable à celle du Graal. Il n’était pas seul, ni isolé, ni solitaire, il était un, autonome, attentif, celui qui avait une mission à exécuter, pas un guerrier, pas un croyant, l’acteur parfait, celui qui choisissait pour la sauvegarde de l’humanité… Mais face à son reflet de vieil homme, il se sentit absent, loin de ces vingt dernières années. Il s’approcha au plus près de ce miroir pour constater qui il était, sa peau, son grain de peau, la couleur et la forme de ses yeux. Tout lui semblait normal, humainement normal.
Un autre matin, où il faisait beau, il alla prendre, comme à son habitude, son café et regarder les femmes passer, sans chercher à retrouver Clémence. Peut-être y pensait-il un peu, mais c’est surtout vers les autres qu’il était attentif, attentif aux autres, les femmes, les autres femmes, toutes les autres femmes. Elles défilaient dans la rue, leurs tenues étaient légères, il aimait cela. Cela faisait maintenant quelques mois qu’il avait institué ce rituel, qu’il avait découvert le plaisir de regarder le corps de femmes, le plaisir de sentir leurs odeurs, des plus suaves et intimes aux plus douces et parfumées. Il les regardait sans se sentir le vieil homme qu’il était, il les regardait comme un jeune homme, avec cette pointe de désir qui devait éclaircir ses yeux. Il était assis à sa même place, ce n’était plus la serveuse rousse, mais une blonde à l’insignifiance particulière, au corps incertain dont on aurait pu dire qu’il était celui d’un homme, si de dos il l’avait vu en premier, mais c’était son visage qui s’était présenté à lui et là on ne pouvait douter de la féminité de cette serveuse tant ses cheveux étaient fins, son nez petit et sa bouche sensuelle. Cependant l’ensemble était inharmonieux et J. ne fut pas troublé outre-mesure. Elle lui servit son café, ce qu’on attend de la part d’une personne qui sert, puis elle rejoignit son comptoir. J. regarda la rue, le flux, le flot de chair féminine, les contretemps croupesques, les cuisses plus ou moins musclées… Et là, il sentit comme un ennui. La répétition des corps passant l’éloignait de l’intérêt qu’il avait porté aux femmes aux premiers instants de son changement. Il les regardait, non plus techniquement comme il avait observé le corps de Clémence, non plus curieusement comme à ce début de cette nouvelle découverte, mais machinalement parce qu’en fin de compte, ce matin là aucune ne présentait le petit plus qu’il avait de nombreuses fois rencontré les derniers temps et puis il avait déjà, à son entendement, fait le tour de toutes les particularité féminines, pensait-il. Il ne leur avait cependant jamais parlé, il n’y avait qu’avec Clémence qu’il avait entretenu des conversations mais depuis dix ans, ils étaient restés silencieux et elle l’avait considérablement oublié. Il prit donc un journal pour arrêter de regarder ces femmes défiler, il se plongea dans la lecture d’un article de fond sur la découverte récente de nouvelles ondes cérébrales produites par nos cerveaux et qui devraient révolutionner les connections informatiques sur tous les continents. Elle arriva, tournant d’un coin de la rue qui était sur la gauche du trottoir passant devant la terrasse, elle marchait lentement mais avec une régularité déconcertante. Il aurait pu lever les yeux jusqu’à ses hanches, il aurait remarqué un corps d’une uniformité et d’une symétrie proche de l’exactitude, il aurait pu la regarder passer en posant lourdement son regard sur ses courbes dont l’harmonie froide ne laissait rien évoquer dans le domaine de l’érotisme éclatant mais au contraire laissait envisager une sexualité saine et reposante, il aurait pu mais il ne le fit pas car c’est elle qui se positionna à ses côtés, sur la table d’à côté pour boire un café accompagné d’un petit verre d’eau. Elle s’assit sans même le regarder, sans même le remarquer, elle but son café puis repartit dans la même direction d’où elle était venue. Il leva les yeux pour la regarder partir, le corps de cette femme était recouvert d’un robe légère, noire, elle avait un grand sac. Elle s’arrêta au bout de quelques pas, fouilla dans son sac, se retourna. Elle tenait entre ses mains un appareil photo assez ancien qui permettait de faire des photos instantanées. Elle cadra l’espace dans lequel J. se situait, déclencha, la photo sortit de l’appareil, elle s’en saisit tout en se retournant et se dirigea vers son coin d’origine. Son cul ne présentait pas cette rythmique, cette signature que J. avait remarquée chez toutes les autres. Son déhanchement avait une rythmique très mathématique, dorique, comme une toccata de Bach, d’une régularité ennuyeuse mais terriblement envoûtante. Il laissa son regard se poser sur elle, il sentit alors que ce qu’il pensait voir se calquait exactement sur ce qu’il voyait…
Les semaines suivantes, les jours suivants, tôt dans la matinée, elle revint précisément à la même heure boire son café. J. était toujours là, sentant qu’il avait certainement quelque chose à lui dire, mais il n’osait pas. Elle n’était pas si belle que cela, elle avait des défauts, mais la somme de toutes ses qualités associée à tous ses défauts présentait une unité parfaite où chaque négatif annulait chaque positif et vice-versa, elle était une beauté neutre, une beauté neutralisante. Pourtant il osa lui adresser la parole un matin où il pleuvait et où elle portait un trench gris clair.
« Bonjour mademoiselle, cela fait plusieurs matins, à vrai dire presque tous les matins, que je vous côtoie et que nous prenons un café, allongé comme il se dit… le café… allongé, pas nous…
_ Je vous avais remarqué, il est vrai que j’ai plusieurs fois eu envie de vous adresser la parole, nous n’étions que tous les deux, mais je me le suis interdit de peur de tomber dans des banalités… pas vous ?
_ Si, oui, comme si je n’avais pas les mots pour être à la hauteur…
_ Pourquoi « être à la hauteur » ? Avez-vous l’impression que je sois quelqu’une d’inabordable ?
_ Non, bien au contraire… intimidante peut-être.
_ J’imagine que cela fait ce genre de sensation quand on parle pour la première fois à une femme…
_ Ou à un homme…
_ Oui… Je… C’est la première fois que je parle à quelqu’un, comme cela dans la rue. Je suis une personne assez froide, assez seule, je travaille devant de nombreux écrans, je suis partout dans le monde sans bouger de mon fauteuil…
_ Tout comme moi, cela fait plus de dix ans que je n’ai pas adressé la parole ni à une femme ni à un homme… sauf pour ce qui se dit au quotidien… mais jamais un mot au-delà de ce qui était nécessaire.
_ J’ai besoin que tout soit ordonné, clair, rangé… ce n’est pas de la maniaquerie, c’est juste la nécessité d’être certaine que tout puisse fonctionner, je n’ai pas peur, c’est un besoin vital comme celui de respirer.
_ Je comprends… »
Leur café était terminé, à l’un et à l’autre, presqu’en même temps, ils avaient fini la dernière goutte. Ils hésitaient à se lever, ils hésitaient à se quitter, c’est elle qui se leva la première.
« Je dois aller travailler…J’espère vous revoir demain ?
_ Moi aussi, mais vous ne me trouvez pas trop vieux ?
_ Comment cela vieux ? Vous devez avoir à peu près mon âge ou un peu plus… »
Machinalement, J. tourna la tête vers la vitre de la devanture pour apercevoir son reflet… effectivement, il avait le même âge que cette femme… Il donnait cette apparence. Il se retourna vers elle en souriant et bredouilla quelques mots prétextant qu’il se croyait toujours beaucoup plus vieux qu’il n’était. Il ne se posa pas immédiatement de question concernant son apparence physique. Il pensa qu’il attendrait ce soir, pour mieux se regarder, mieux s’observer dans un miroir, l’essentiel était certainement que cette femme le retrouve demain, qu’elle veuille le retrouver. Il se sentait différent, exalté, heureux qu’elle lui ait adressé la parole, qu’elle lui propose un autre rendez-vous.
Le lendemain, à la même heure que toutes les autres fois, elle arriva, ce matin-là il faisait beau, sans l’impression d’une chaleur qui allait être excessive, juste agréable. Elle était vêtue d’une robe bleu marine à pois blancs, c’était un jour d’été, de fin d’été, la température de lumière était plus chaude. Ils burent un café allongé, chacun le leur, c’est J. qui alla chercher les tasses au comptoir car ce matin là il n’y avait pas de serveur ni serveur. Ils échangèrent des mots, des phrases, des sourires et des silences ponctués de sourires qui signifiaient lourdement dans le sens qu’ils donnaient l’un et l’autre à leur rencontre. Elle, n’aurait pu dire pourquoi elle avait été vers lui, la beauté ne l’intéressait pas et il n’était pas beau, il ne paraissait pas particulièrement intelligent, ni brillant, ni drôle, il ne donnait nullement l’impression d’avoir une qualité plus affinée qu’une autre, il ne lui donnait pas l’apparence d’un mâle rustre ou obtus… Il ne présentait pas de défauts apparents. Elle avait été vers lui parce qu’elle avait senti un homme qui s’inscrivait dans la représentation de la régularité et de l’abnégation et cela l’avait rassuré, non elle avait trouvé cela normal, constant, nécessaire ;ce calme comme des prolégomènes à toute relation possible. Quant à lui qui n’avait plus adressé la parole à une femme depuis de nombreuses années, il avait saisi une opportunité à travers cette fenêtre que sa quête lui avait laissé ouverte, il avait décidé de lui parler, il aurait pu faire le contraire, il était persuadé qu’il aurait pu faire le contraire… mais il n’en était rien. J. était fasciné, il ne pouvait faire autrement que lui parler, lui répondre, l’écouter, cependant comme chaque matin, elle était partie à la même heure. Leurs rencontres matinales durèrent quelques semaines sans variable aucune, elle le souhaitait, lui n’envisageait rien autrement, jusqu’au matin où elle lui proposa de déjeuner le midi même, elle tenait cette invitation comme ayant déjà été acceptée, lui ne répondit pas oui puisqu’il n’y avait pas eu de réelle demande, c’était une chose acquise sans que c’eût été un ordre. Ils déjeunèrent ce midi, elle prévint dès le début du repas qu’elle ne pourrait pas rester au-delà de quatorze heures, il se sentit ridicule, il y a avait si longtemps qu’il n’avait pas déjeuné au restaurant, il mangeait quand il avait le temps d’avoir faim, mais là c’était différent, ce devait être plaisant alors il commanda la même chose que la femme et en fut ravi car elle avait choisi ce qu’il y avait de plus équilibré tout en n’étant pas le plus fin mais cependant le plus digeste. C’est ce repas partagé avec un verre de vin rouge qui leur fit sentir qu’ils avaient encore plus à vivre ensemble, pourtant ni elle ni lui n’avaient un rapport sensuel à la nourriture, mais elle et lui trouvaient chez l’autre ce qui leur manquait tout en ayant la sensation qu’ils étaient cependant entiers et accomplis, il ne leur manquait que ce petit moment de plénitude, la présence de l’autre et les infimes différences que chacun ne possédait pas. À la fin du repas, vers treize heures quarante-cinq, elle le remercia, lui proposa un autre rendez-vous pour un dîner, lui proposa aussi un autre rendez-vous pour un dîner… Ils acceptèrent mutuellement. Quand elle quitta le restaurant, juste avant qu’ils se quittent, c’est là qu’elle lui dit qu’elle s’appelait Claire.
Quand il rentra chez lui, il commença par se regarder dans son miroir, longuement, il s’observait et cherchait à se donner un âge, surtout depuis qu’elle lui avait dit qu’il avait le même âge qu’elle… Plus il se regardait moins ils reconnaissait l’homme qu’il avait vu il y a quelques mois, au même endroit, effectivement il était plus jeune, il était toujours le même mais il paraissait plus jeune. Il se posa sur son fauteuil et rentra dans une réflexion profonde, presque méditative sur l’âge qu’il pouvait avoir ; les vingts années passées à suivre Clémence rendaient impossible cette jeunesse physique que Claire lui donnait. Il n’avait pas de souvenir d’enfance, pas de début qui lui eurent permis de donner un sens à son histoire et Claire jetait encore un doute encore plus puissant sur sa propre existence : comment ne pouvait-on pas se souvenir de sa petite enfance ? Il ne s’en était jamais inquiété parce qu’il ne s’en était vraiment jamais souvenu et qu’au moment où il aurait pu commencer à s’en préoccuper, il avait orienté son esprit vers Clémence et non pas vers lui-même. Comme il ne pouvait pas remonter au-delà de son histoire d’étudiant, après un rapide calcul approximatif il se donna approximativement soixante-dix ans… Il ne les sentait pas dans son corps, ni dans son temps, ni dans son espace, presque vide autour de lui et Claire ne voyait pas face à elle un homme de cet âge. Il s’endormit dans son fauteuil en pensant à Claire.
DIX-NEUF
« Cela fait combien de fois que nous nous rencontrons ?
_ Je ne sais pas et cela n’a aucune importance, l’essentiel est qu’à chaque fois notre connaissance sur votre histoire et vous-même soit plus conséquente.
_ Je crois avoir quelques souvenirs résiduels de mes différents passages dans cette pièce.
_ Nous avons repéré dans votre hippocampe une zone contrôlable qui nous permet de conserver un infime pourcentage de votre histoire, à chaque fois elle se construit un peu plus.
_ Cela va prendre encore beaucoup de temps pour la terminer ?
_ Nous ne cherchons pas à la terminer, nous voulons juste pouvoir la contrôler car nous nous sommes rendus compte que vous aviez un impact sur le devenir de notre fait social, tout ce que vous avez imaginé ou pourrez imaginer modifie dans une part infime aussi bien à ses origines que pour sa finalité…je vous l’ai déjà dit, votre dérive sémantique crée d’autres sens et nous avons peur que vous infectiez notre histoire future.
_ Mais vous ne pouvez pas connaître et contrôler le futur, il n’existe pas encore.
_ C’est nous qui maintenant écrivons ce futur, car nous ne pouvons être tributaire d’une trop grande part d’incertitude.
_ Je suis donc un danger…
_ Oui, c’est pour cela que nous vous isolons. »
Il était face à elle, assis derrière la table tout comme elle, il s’était tu et fermait les yeux. La femme en blanc attendait une réaction de sa part, mais pas celle qui arriva. Il se leva, contourna la table et vint se positionner à côté de la femme en blanc, c’était un comportement qui n’était pas possible selon elle, et s’il existait à l’instant même c’est que l’ordinatrice l’avait prévu… Mais ce n’en n’était pas le cas et la suite de l’action fut encore plus déroutant pour cette femme. J. empoigna le sein droit avec sa main gauche et de la droite il déchira le vêtement. Il plongea son visage entre les seins de la femme… Celle-ci regardait face à elle, attendait certainement que deux hommes en gris interviennent pour la libérer de J., mais il n’en fut rien, il resta ancré en elle, respirant, cherchant, une odeur qu’elle n’avait pas, son odeur de femme était absente ou peut-être était-ce lui qui était incapable de la reconnaître. Il resta prostré tout autant qu’elle resta immobile, sans sourciller, sans frémir… totalement immobile. Cela dura deux ou trois minutes pendant lesquelles ils restèrent collés l’un à l’autre, ni lui ni elle ne savait pourquoi cela s’était passé, lui n’avait aucune explication plausible à donner, elle ne savait pas comment opérer, lui n’avait aucun résultat probant à placer face à cette action pour laquelle il n’avait rien prémédité. C’est elle qui plaça sa main sur sa tête et qui délicatement la retira d’entre ses seins. Elle lui proposa de se replacer face à elle et de reprendre cette discussion là où elle avait été interrompue suite à son comportement. Tout en essayant de réparer son vêtement elle essaya d’interroger J. sur les raisons de son comportement, mais il ne sut ni ne put répondre. Cette action était parti d’un point situé tout au fond de son ventre, ni acte réfléchi, ni réflexe, tout au plus un élan vital et en son for intérieur, la sensation qu’il avait déjà vécu une chose semblable, comme un souvenir d’enfance pensa-t-il. La femme s’absenta quelques moments, elle revint, s’étant changé, accompagné de deux hommes en gris qui raccompagnèrent J. jusqu’à la pièce qui lui servait de chambre, identique en tous points à celle qu’il venait de quitter, à part le lit sur lequel il fut placé.
L’ordinatrice utilisa des ressources mémoires assez conséquentes pour analyser le comportement de J.. Il n’y avait eu aucune communication orale, aucune tentative d’un autre échange qu’il soit génétique, gazeux ou autre… Elle analysa chaque micro seconde qui précéda le moment où il s’était levé, elle essaya de repérer chez l’un ou l’autre la moindre variation hormonale, chimique, atomique, subatomique qui eut pu provoquer le processus d’un mouvement, l’initiation de celui-ci. Puis elle analysa chacune des microsecondes qui suivit l’acte et les deux minutes quarante-neuf secondes pendant laquelle il resta bloqué entre les seins de cette femme ; elle passa au crible les fréquences, les ondes, les rayons, tout ce que la science pouvait analyser… mais rien, mathématiquement rien. Elle enregistra cet acte dans un dossier à part avec toutes les analyses faites, détermina plusieurs millions de paramètres qui pouvaient évoluer en fonction de ce qui s’était passé puis resta à l’écoute, estimant chaque fluctuation à la cent milliardième décimale… Rien, il ne se passa rien. L’ordinatrice ne pouvait pas totalement accepter, donc comprendre, la gratuité d’un acte…
Cependant, le soir après ce moment, lorsqu’elle rentra chez elle, la femme en blanc eut un geste différent de ceux qu’elle avait, nous ne dirons pas d’habitude parce que ce n’était pas elle qui en avait agencé l’organisation, alors qu’elle quittait ses sous-vêtements, elle laissa sa main se poser entre ses seins, un peu moins d’une seconde, puis elle continua le protocole tel qu’il se déroulait depuis qu’il avait été instauré. L’ordinatrice remarqua cette pose sur sa peau par une augmentation du différentiel électrique osmotique puis une légère montée hormonale se terminant par une petit hausse de tension. Elle ne modifia pas la programmation de la nuit, elle laissa simplement la femme en blanc telle qu’elle était, avec cette sensation dans sa mémoire, il serait toujours temps de la faire disparaître si l’évolution de son comportement mettait en danger le déroulement du programme, c’était un moyen de peut-être plus apprendre de J.. En attendant elle fit une sauvegarde de la mémoire de la femme en blanc qui pourrait toujours être implantée dans une autre femme s’il le fallait… Une autre femme en blanc, pour la même histoire, qui verrait la différence ? Qui saurait s’il y a une différence ?
VINGT
Il rêva souvent de Claire, à peu près chaque nuit et puis vint le soir où ils avaient convenu de ce dîner et même s’il était impressionné par tout ce que cela supposait pour l’après dîner, il n’en était pas moins heureux à l’idée de la revoir, la retrouver. De son côté, Claire avait programmé cette soirée jusque dans les moindres détails. Ils allaient aller dîner dans un restaurant pas très loin de son appartement puis elle comptait passer la nuit avec lui, ce n’est pas qu’elle avait un profond désir de J., mais elle voulait connaître ce qui se passait au contact du corps d’un homme bien au-delà du simple plaisir sexuel et puis elle se devait d’être semblable à tout le monde, savoir ce que les autres savaient, au fond d’elle-même cela était écrit… C’est ce qu’elle pensa, quelques minutes avant de le retrouver au restaurant. Elle avait choisi de porter une robe un peu plus sexy, un peu plus décolleté, un peu moins austère. Elle n’avait pas fait d’efforts en ce qui concerne ses sous-vêtements, ils étaient noirs comme d’habitude, cela n’avait pas d’importance dans l’immédiat. J. n’avait pas fait d’effort particulier, il portait le même type de vêtement depuis toujours, en noir des pieds à la tête et il ne se rasait pas tous les jours parce qu’il n’avait pas toujours le temps, donc il en avait pris l’habitude, mais sa barbe mourante plus que naissante était douce. Ils se rencontrèrent à l’heure prévue, ni l’un ni l’autre n’ayant anticipé ou décidé d’un retard organisé afin d’observer si l’autre était dans le désir, mais de toutes façons ils n’en étaient pas là, ni l’un ni l’autre, ils étaient attentifs à ne pas perturber le déroulement journalier de l’autre et sur ce point c’est Claire qui dominait, J. avait beaucoup plus l’habitude d’attendre et de s’adapter aux différentes situations, son passé avec Clémence oblige. Ils prirent un repas semblable, ils avaient les mêmes goûts et J. n’avait pas particulièrement de goûts, Claire composait son menu en fonction de critères objectifs : poids, taille, calories, indice de masse corporel avant, après, saveur et bien d’autres mais elle ne le faisait pas savoir, ne voulant pas perturber et puis elle calculait tout cela si rapidement que cela ne posa aucun problème à J. qui ne s’en rendit pas compte. Il choisit les mêmes choses qu’elle parce qu’il sentait que cela la rapprocherait encore plus d’elle, ce qui était vrai. Ce qu’ils ignoraient l’un et l’autre c’est que tout au début de leur rencontre leur génome était au plus haut point compatible, ce qui n’était pas chez l’un était chez l’autre, ce qui s’activait au contact de l’un s’éteignait grâce à l’autre… tout était construit sur un axe de symétrie tridimensionnel, sensuel, émotionnel parfait, à eux deux ils n’existaient pas individuellement mais formaient une entité complète, l’Être Humainement accompli et entier… Chaque question correspondait à une réponse, chaque acte amenait un mouvement inverse, chaque regard se posait sur des yeux qui se fermaient, l’un aurait pu être le début, l’autre la fin… un faux état de stabilité qui n’aurait été remarqué qu’au bout de longues observations… car cet état de grâce en quelque sorte était tributaire des acquis que la vie future allait leur donner. Ils mangèrent, burent, sourirent, Claire parla de ses études informatiques, de langues, mathématiques, physique, chimie, biologie, économie… excellente en rien mais bonne en tout, chaque chose apprise est une chose définitivement acquise disait-elle. Lui ne fit mention d’aucune profession, il se dit être à la tête d’un héritage qu’il avait habilement su faire fructifier et pour l’instant les cents ne lui demandaient pas de compte, il savait qu’il devrait se justifier prochainement, mais pour l’instant il trouvait Claire parfaite. À la fin du repas il osa lui toucher la main droite avec sa main gauche, délicatement sur le dessus. Voilà ce qui se passa dans le corps de Claire. Au contact de la chaleur corporelle de J. qui était au centième de degré la même que celle que Claire, un courant électrique microvoltique remonta le long de son derme sous-cutané, se dirigea vers son cerveau plus précisément vers ses centres amygdaliens. Après analyse, trois influx se dirigèrent différemment vers trois régions distinctes du corps : le premier vers les yeux et les canaux lacrymaux qui laissèrent échapper une larme, pas plus ; un deuxième vers son épiderme qui réagit doublement, en frissonnant et en augmentant sa sensibilité sous l’apparence d’une peau plus granuleuse et un troisième qui provoqua une intense sécrétion de ses parois vaginales au point qu’elle en mouilla sa culotte. Mais ce qu’elle ne savait pas c’est qu’à chaque réaction chimico-sexuelle, son organisme entier mutait et à chaque fois les capacités de son cerveau amplifiaient au centuple de ce qu’ils étaient avant. À cet instant précis, elle aurait pu partager chacune des pensées de J., elle le pouvait, mais elle ne le savait pas encore. Au premier baiser qu’ils échangèrent dans la rue, elle était capable d’analyser les pensées des habitants du quartier, elle le pouvait mais ne le sentait pas encore. Puis il y eut leur première nuit, c’est elle qui lui proposa, il leur fallait leur première fois. Après s’être embrassés, elle lui dit à l’oreille qu’elle avait envie de lui, ce qui n’était pas exactement vrai, elle avait envie de savoir comment il réagirait puis elle avait envie de savoir comment il ferait pour lui faire comprendre qu’il avait envie d’elle et enfin elle avait envie de savoir comment il ferait pour se déshabiller sans avoir l’air ridicule. Elle eut une réponse à chacune de ses questions… J. se sentit rougir au moment où elle lui proposa de passer cette nuit ensemble, il n’avait jamais passé la nuit avec une femme, mais c’est avec fermeté et certitude qu’il lui déclara qu’il avait très envie d’elle, ce qui était vrai pour lui comme pour elle… Quand ils en furent au moment de se déshabiller, cela se passa le plus naturellement, comme s’ils allaient se doucher, ce qu’ils firent au demeurant avant de se retrouver nus dans le même lit, celui de Claire. C’était un lit jaune assez vieux, qui ne plaisait pas à J. mais qui était particulièrement grand et confortable… Ils étaient nus, le corps de Claire était d’une harmonie rare aux yeux de J., des courbes accentuées mais pas prononcées, des seins lourds mais adaptés à la main de J., un sexe présent et dessiné, ourlé, souligné par un pubis qu’elle avait taillé manuellement selon des critères géométriques inspirés du nombre d’or de façon à ce que son sexe soit ponctué plus que découvert. Ses lèvres ressemblaient à son sexe. Le corps de J. était un corps d’homme ni trop grand, ni trop puissant, il était l’exact tenant masculin du féminin de Claire… donc ils s’emboitèrent, s’ajustèrent micrométriquement, chacun des atomes de leur corps respectif correspondant à un atome miroir dans le corps de l’autre, ils avaient d’ailleurs le même nombre d’atomes, ils s’échangèrent en quelque sorte. Quand Claire arriva à l’orgasme son cerveau mutait en un formidable instrument de communication et de calculs apte à transfigurer les relations humaines, elle aurait pu mais elle profita pleinement de son plaisir. J. fut bouleversé, même si chacun des atomes de son corps avait trouvé son alter ego dans le corps de Claire, quelque part dans son cerveau il exista un moment où plus rien n’avait de sens, lui qui avait été si droit, si régulier, si attentif à ce que tout soit sous contrôle ces vingts dernières années, était dans un désarroi émotionnel si intense qu’il se surprit à douter du bienfondé de sa quête, l’espace d’un orgasme, l’espace du moment où il se sentit être Claire… Puis ils s’endormirent, séparément, Claire à vingt-deux heures, lui après. Un léger courant électrique circulait dans le lit, tous deux brillaient, ils échangeaient par delà leur conscience, Claire, elle, régissait le sort du monde, les yeux fermés avec une respiration lente et profonde, elle en était à programmer les morts des prochaines vingt quatre heures…
VINGT ET UN
L’ordinatrice ne toléra à la femme en blanc qu’un seul souvenir, c’est exactement ce qu’il lui fallait pour créer le lien nécessaire à la progression de leur entretien. Quand elle se présenta dans la pièce, elle n’eut aucun regard particulier vers J., le souvenir de cette émotion, aussi court soit-il, aussi courte soit-elle, suffisait à provoquer chez elle cet infime changement dans la régularité de sa respiration, ce trouble lui suffisait amplement, elle n’en aurait pas supporté plus.
« Comment allez-vous ?
_ Je vous dirai comme d’habitude, j’ai le souvenir que nos rencontres se répètent.
_ Nous devons parler de Claire…
_ Celle qui fut ma femme ?
_ Votre mémoire retient plus d’informations dirait-on ?
_ Ma mémoire retient les informations dont vous m’avez parlées les dernières fois où nous nous sommes rencontrés… Il se peut qu’au contact de celles que vous me donnez, d’autres inscrites deviennent lisibles et d’autres s’inscrivent pour y rester et puis maintenant nous avons un lien …Parlez-moi de Claire, je vous dirai ensuite ce que je peux vous dire.
_ Je veux que vous sachiez de suite que nous savons comment agit votre mémoire et comment nous essayons d’interagir avec elle afin de savoir ce qui va se passer, vous nous avez prédit la fin du monde pour 2050 et nous sommes en 2050, mais nous n’arrivons pas à savoir comment cela va se passer et si cela va se passer…
_ Je me souviens de Clémence, vous m’en avez parlée et c’est elle qui doit sauver le monde…
_ Pour l’instant cette femme est hors de notre portée, elle n’a pas été repérée, nous pensons qu’elle est morte depuis longtemps, donc si elle devait sauver le monde c’est impossible selon nos critères.
_ Votre ordinatrice n’a pas pu savoir ce qui lui était arrivé ?
_ Je vous l’ai déjà dit, nous n’avons pas accès à votre mémoire et c’est dans la vôtre que se trouve la fin, si cette fin va arriver…
_ Je pense qu’il faudrait mieux que je discute avec l’ordinatrice directement.
_ Parler avec moi c’est comme parler avec elle, tout ce dont vous me ferez part sera mémorisé et elle en aura connaissance…
_ Mais si je dois conduire le monde à sa fin… Pourquoi vous donnerais-je les clefs pour m’en empêcher ?
_ Comprenez que vous n’êtes pas réellement présent, que nous communiquons avec vous via votre esprit, vous êtes physiquement dans une chambre sur un lit jaune, laid, que vous n’aimez pas. Nous avons beaucoup de possibilités d’intervenir sur votre esprit, mais l’ordinatrice ne peut accéder à votre mémoire… parce qu’avant qu’elle se dématérialise totalement, vous avez ingéré une partie du corps de votre femme Claire, cette partie s’est intégrée, incarnée, amalgamée à votre propre organisme… Vous avez muté et êtes devenu inaccessible à Claire puisqu’en quelque sorte, vous êtes devenu une partie d’elle-même… Claire ne peut exercer un contrôle sur elle-même, elle contrôle mais ne peut se contrôler.
_ Je vais vous raconter la suite… Clémence n’était pas la femme qui devait sauver le monde, elle était simplement celle qui devait me donner naissance, celle que je devais rencontrer pour pouvoir un jour rencontrer Claire. En devenant ce qu’elle est, Claire est devenue la fin de ce monde tout comme Clémence l’a été au moment où elle m’a porté et elle est aussi une des clefs de la fin de ce monde. J’en reconstitue le début pour qu’il ne disparaisse pas complètement, je suis la sauvegarde mémoire de notre monde, j’en détiens les éléments essentiels du passé et une possible projection du futur. Ce que je sais est juste une trame qui peut ensemencer la totalité d’une autre histoire mais ma mémoire ne contient rien qui puisse sauver le monde, parce que tout a un début et tout a une fin, vous le savez très bien… Nous faisons partie de l’histoire et rien ne pourrait en changer le début et la fin, seuls les éléments qui mènent de l’un à l’autre sont interchangeables et éventuellement déplaçables, mais tout nous conduit irrémédiablement à la fin, celle qui est là face à nous. Nous en sommes au moment où tout conduit à la fin…
_ Donc ce monde s’arrêtera en 2050 comme vous nous l’avez dit ?
_ Ce monde s’arrêtera en 2050 parce que c’est écrit quelque part: dans notre histoire, dans notre volonté de nous détruire qui existe au même titre que notre volonté de vivre, l’un sans l’autre ne pouvant exister, dans nos gènes, notre inconscient collectif, dans le sens que nous avons choisi pour cette histoire. L’ordinatrice ne fait que freiner ce qui est inéluctable, elle ralentit l’histoire mais pas le temps, elle prévoit, calcule, de plus en plus rapidement, de plus en plus précisément, de plus en plus certainement jusqu’à chercher l’équilibre parfait, celui amènera à ce qui est immuable, sans mouvement, celui qui stoppera le déroulement du temps… Le monde est né du chaos, cette volonté de remise en ordre ne peut empêcher l’arrêt de celui-ci, parce que tout ordre n’est qu’un chaos autrement organisé et le retour à une situation marque une fin à ce qui était né dans le mouvement.
_ Vous saviez tout cela et vous n’en parlez que maintenant ?
_ Parce que ce n’est que maintenant que je peux en parler et que cela ne changerait en rien le devenir de ce monde si j’en eus parlé plus tôt.
_ Que nous proposez-vous ?
_ Mais rien, il n’y a rien à faire, chaque chose entreprise fait partie de ce qui nous mènera à la fin. Ce n’est pas le temps qui a une fin, c’est notre histoire… Une autre la remplacera ou la continuera…Maintenant, je vais retourner dans ma chambre, de toutes façons c’est là que vous m’auriez conduit…C’est de là que je viens, c’est là que je finirai. »
Ils le conduisirent à sa chambre, elle ou une autre… Il ne l’avait pas quittée d’après ce que la femme en blanc lui avait dit, cette fois là, il tomba dans un sommeil profond, le lit lui sembla moins blanc que d’habitude, presque jaune.
VINGT-DEUX
Après leur première nuit d’amour et de sommeil, plus de sommeil que d’amour à l’étonnement de J. qui était persuadé ne pas avoir été à la hauteur comme homme, il ne savait pas qu’intrinsèquement il n’avait pas besoin de « performer » plus que son organisme lui permettait, il était celui auquel le corps de Claire correspondait en tout point, il l’épousait à la perfection, s’adaptait à elle aussi bien psychologiquement que physiquement sans qu’il eût été nécessaire de produire un petit plus, donc il avait été à la hauteur, à la largeur, à l’exactitude, il était la hauteur pour cette femme, mais pas une autre. Quant à lui, son extase, car c’en avait été une, l’avait profondément marqué au point que ce matin, pour la première fois, il ne pensa pas à Clémence, il rentra chez lui sans passer par le café, car il avait pris un petit déjeuner avec elle, dont un café et ce coup-ci allongé, et se coucha tant il se sentait épuisé. Claire alla à ses cours comme à son habitude, jusqu’à tard dans la soirée, c’était un bourreau de travail, une bourreau aurait pu se dire pour elle, nous le dirons. Quand J. se réveilla, un sourire béat ornait son visage, il avait l’air heureux et il l’était. Il resta une partie de la matinée sans rien faire, il relut quelques pages de Nietzsche puis il descendit à sa boîte aux lettres, l’ouvrit pour constater qu’une enveloppe attendait d’être ouverte. C’était une lettre des cents.
*
Monsieur J.
Nous savons que vous avez perdu trace de votre éligible : Clémence. Il est donc certain que vous ne serez pas à même de mener à bien votre quête et c’est à ce sujet que nous vous écrivons. Il s’avère que la personne que vous avez croisée ce soir, Claire, était suivie par une majorité des membres de notre groupe, donc il se peut certainement que ce soit elle l’élue. En vertu des règles de notre groupe nous vous demandons de ne pas perturber tout engagement que cette femme serait à même de prendre ou comportement qu’elle pourrait avoir pour que notre cause soit menée à bien.
Le collectif majoritaire
*
Il savait…
Il savait mais ne fut pas surpris outre-mesure tant cette femme lui paraissait parfaite… faux, éventuellement parfaite. Il rangea la lettre dans une chemise qui contenait d’autres lettres, il n’en avait jamais brûlée aucune contrairement aux préceptes de l’organisation, puis il s’assit et réfléchit quelques instants en silence sans bouger. Cela ne pouvait en rien nuire à la relation qu’il débutait avec Claire, il serait attentif donc, mais pas au-deçà de ce que ses sentiments lui autoriseraient à faire, car il éprouvait un sentiment pour Claire et c’était nouveau pour lui ce ressenti… Il pensait à Claire comme si celle-ci avait imprégné chacune de ses atomes, ce qui était le cas. Ils avaient rendez-vous le soir même et pour lui rien n’aurait pu perturber les moments qui précédaient cette soirée… Il laissa sa lettre rangée.
Le soir, il retrouva Claire chez elle, à son appartement, sans penser à la lettre qu’il avait reçue, il la regarda, se laissant tomber dans un moment de plaisir contemplatif, elle se laissant aller au plaisir d’être regardée… Puis il y eut leur deuxième nuit, plus intense, plus fulgurante, plus intime, mais Claire s’endormit exactement à vingt-deux heures et tomba de suite dans un sommeil profond, il ignorait qu’à cet instant que son cerveau connectait l’ensemble des esprits de la planète, en direct pour ceux qui étaient couchés, enregistrés sur des serveurs multiples et diffusés à la mise en sommeil des gens, tous les gens, tous les gens dorment à un moment ou à un autre et il ne lui fallait que quelques secondes pour gérer quelques millions d’individus…tout se passait logiquement et ses facultés étaient presqu’arrivées à leur paroxysme, mais en la matière y avait-il une limite possible ? Il la regarda dormir, impassible, il pensa à une image mortuaire, un de ces portraits du dix-neuvième siècle où l’on photographiait post-mortem. Il fit une photo d’elle, dans cet état, apaisée en surface mais en complète ébullition en profondeur. Puis il s’endormit, à son tour. Ils se réveillèrent ensemble à huit heures, cela faisait deux fois qu’ils avaient fait l’amour depuis qu’ils se connaissaient. Pour Claire c’était déjà presque la fin de leur histoire, pour J. c’était un début dont il n’arrivait pas à mesurer la prégnance dans sa vie.
Après leur troisième rapport sexuel Claire était arrivé à son état maximal de maturation, de mutation et de connaissance approfondie du principe sexuel, elle n’en voulait pas plus, n’en n’avait pas besoin, mais elle accepta cependant d’épouser J. pour qu’elle puisse continuer à se fondre dans la masse humaine. Ce fut un mariage simple, sans présence de quiconque puisque ni l’un ni l’autre n’avait de famille. Ils se marièrent et la vie de J. devint de moins en moins facile. Claire se détachait de la réalité de leur couple parce que ce couple pour elle n’avait aucune réalité. Elle en acceptait les conséquences comportementales de celui qui était désormais son mari, c’est à dire ses élans sexuels dont Claire n’avait pas écho ni un désir échangeable. Elle avait déjà consommé et utilisé la totalité de son énergie sexuelle aussi bien dans sa recherche personnelle du plaisir que de l’utilisation catalytique de celui-ci sur son potentiel génétique en pleine mutation. Elle était en phase de préparation à l’étape suivante, le jour, ce jour où elle quitterait son corps pour rejoindre la totalité des serveurs et le contrôle de ceux-ci. Pour ce il fallait juste qu’une petite invention voit le jour, un système de contrôle du pointeur de l’écran construit sur la régulation et la transmission de ces fameuses fréquences cérébrales et elle sentait qu’elle pourrait devenir l’ordinatrice. Ils en parlait dans la presse spécialisée de cette « souris » qui permettrait de contrôler son système informatique avec son cerveau, en temps réel.
Leur union équilibrée dura quelques mois, Claire se conforma aux désirs de son mari, avec une obéissance qui approchait celle de l’objet programmé plus que d’une femme acceptant de se soumettre à une pulsion sexuelle avec laquelle elle savait qu’elle accèderait à un plaisir réel partagé. Donc elle acceptait que J. la prenne, ailleurs que dans sa chambre à coucher, endroit qu’elle avait sacralisé. J. avait beaucoup changé, il n’était plus celui qui observait Clémence silencieusement tel un espion du moyen-Âge japonais, ses expériences sexuelles multiples avaient perturbé cette capacité qu’il avait, qu’il avait eu, à pouvoir se fondre dans l’espace environnant avec une patience déroutante, ce n’était pas de la patience, il était le temps de sa propre existence et de sa propre histoire, donc rien n’avait de durée… Cependant il n’en était plus là, il était comme un chien qui avait mordu et qui avait eu le goût du sang dans sa gueule… il avait eu le goût du sexe de Claire entre ses lèvres et toute sa chimie interne s’en était modifiée… Il était accro à elle, il était accro au moment où ses yeux chaviraient, juste après avoir brillé, il était accro à sa manière de se cambrer au moment où il la pénétrait et çà Claire ne pouvait pas faire autrement, c’était écrit bien au-delà de ses séquences génétiquement programmées par ces femmes en blanc qui avaient conçu son esprit, Claire n’en évaluait pas toutes les conséquences sur l’esprit de son mari et encore moins sur la rapide transformation de celui-ci. J. était devenu un prédateur, avide du corps de sa femme. Le matin après l’avoir attrapée, on peut dire attrapée car Claire n’existait à ce moment que par la qualité de son absence, dans la salle de bain, avant ou pendant mais jamais après sa douche, il s’habillait à son tour, regardant avec une certaine crainte, l’impassibilité du comportement de Claire, elle avait joui fort mais vite, ne donnait pas l’impression d’aimer avant, non plus après, elle aimait au moment exact où le sexe de J. pénétrait son sexe, c’est là qu’elle laissait exprimer cette jouissance profonde et forte, c’était quelques secondes tout au plus et puis après elle laissait J. se donner du plaisir à son contact… ce qui arrivait aussi rapidement. Claire n’attendait pas, elle entendait J. respirer derrière son dos, puis tomber dans un silence que seule sa respiration ciselait. Le soir quand elle rentrait J. était énervé, instable, il la regardait fixement, peut-être dans l’espoir qu’elle le regardât elle aussi, mais ce n’était jamais le cas, elle était absente tout en étant souriante, un sourire ni figé, ni poli. Alors il la suivait jusque dans la chambre et là elle se laissait faire, toujours de la même manière, comme chaque matin, comme chaque soir… Il se satisfaisait de ces moments mais n’acceptait pas qu’elle ne lui propose rien d’autre, ni autrement, alors elle le sentait s’énerver, parler fort, cependant jamais agressif à son égard, il exprimait une déception d’amour, il exprimait la douleur de son absence… là sans l’être, c’est ainsi qu’il la pensait.
Après quelques mois de cette vie de couple qui les conduisait à des rapports de plus en plus tendus, même s’ils gardaient une communication de base, même s’ils se touchaient, même si parfois Claire le regardait, même si parfois J. ne la touchait pas et même si parfois elle acceptait de le regarder l’aimer, J. savait que cette situation ne pouvait perdurer. Il n’était plus lui, ce qu’il avait été, ses sens avaient pris le dessus sur sa raison et de plus il aimait Claire, tout du moins c’est le nom qu’il donnait à cette sensation physique qui l’obligeait à l’avoir sous ses mains, au plus profond d’elle plusieurs fois par jour…Il n’avait jamais aimé, il n’aurait pas pu donner d’autres mots, en dire aussi, il n’en pensait plus raisonnablement, il existait en fonction de ses orgasmes.
Un soir, Claire décida qu’il était temps pour eux de se séparer, comme çà, sans aucune autre explication, elle n’aurait d’ailleurs pas pu en donner, elle se fiait à son programme intérieur, lui assistait à la simple expression d’un instinct supérieur au sien. Il partit le matin suivant, ne comprenant toujours pas ce qui s’était passé cette fois là, elle l’avait aimé pour mieux se débarrasser de lui pensa-t-il…
Les mois qui suivirent furent paisibles pour l’une, terribles pour l’un. Elle continua à vivre avec la régularité qui la caractérisait. Lui se métamorphosa, physiquement, intrinsèquement, totalement imprégné qu’il était de l’ADN de Claire qui agissait sur lui comme un bain révélateur sur une pellicule, il développait des attitudes de plus en plus animales. Apparaissaient des comportements qu’il ne s’était jamais vu avoir, il titubait dans la rue bien qu’il ne touchât pas à l’alcool, il pleurait machinalement, il pleurait en y pensant, il pensait en pleurant, il pleurait… Ne plus voir Claire était une torture physique, son addiction allait en augmentant et son état de manque était proportionnel à ce qu’il ressentait à chaque fois qu’il croyait la voir dans la rue ou près du café où avant ils se rencontraient. Claire organisa sa vie durant quelques temps dans son quartier pour finir ses nombreuses études puis elle déménagea sans rien, sans rien faire savoir, pour s’installer comme graphiste et spécialiste de l’image neuro-informatique dans une ville loin de cette ville. J. resta là où il l’avait connue, hagard, mutique, absent, méconnaissable, comme une trace de l’existence qu’ils avaient eue, ensemble…le négatif enfin développé.
Quelques années passèrent, Claire avait oublié son passé donc elle avait oublié J., elle avait conservé, comme elle le faisait très discrètement depuis de nombreuses années, des photos juste pour jalonner sa mémoire et ancrer des zones temporelles de souvenirs. J. était celui qui avait acté et activé la totalité de ses ressources, le catalyseur dont elle avait eu besoin, celui qui correspondait à son corps, à ses gènes… il était ce « lui » dont elle avait eu besoin, maintenant rangé, mémorisé, archivé. Claire entretenait avec ce souvenir un lien particulier qui parfois le soir allumait son regard juste avant qu’elle ne se caresse.
J. était devenu une bête, se nourrissant de déchets, traînant dans les bas-fonds de la ville, une ordure parmi d’autres, l’expression possible mais aimable de l’animalité, expression finale mais totale de l’humanité bientôt mourante. Il ne rentrait plus chez lui depuis longtemps, dormant dehors, se nourrissant avec les chiens, les chiens parfois se battant avec lui, contre lui mais jamais pour lui, J. n’était plus que le filigrane de ce qu’il avait été… sa transparence lui conférait un état solaire, un astre dont la vie ne tenait plus qu’à quelques rayons lumineux, dont il se nourrissait mais qu’il ne produisait pas. Sa peau était noire crasse, badigeonnée de merde, celle des oiseaux, s’y ajoutait une couche de poussières compactées depuis si longtemps… Il n’était plus lisible dans ce monde. Il prit sur lui le temps, la pluie, le vent, tout ce qui s’inscrit entre le moment où elle le quitta et celui où il sut qu’il devrait la retrouver.
Ce soir là, il y avait longtemps qu’il ne l’avait pas vue, mais il sentait malgré sa puanteur personnelle, l’odeur de Claire sur ses doigts qui persistait toutes ses années après, elle était en lui, sur lui, pour lui, il sentait dans l’air de cette soirée la présence d’une fluctuation, rythmique, électrique…une présence différente de celles qui étaient là tous les soirs depuis toujours, ce n’était pas le vent, ce n’était pas la pluie, ce n’était pas son odeur… c’était elle qui se diffusait dans l’espace atomique de la planète. Il était tant imprégné d’elle qu’il la sentait envelopper la vie entourante. Il se leva et suivit une direction comme si elle même lui indiquait le chemin. Il prit un train, difficilement, un train de marchandises de nuit entre deux wagons, personne ne remarqua sa présence, personne ne chercha à le remarquer, car les gens sentaient tous le changement qui commençait à s’opérer dans l’air et tous commençaient à s’abandonner à ce courant porteur. Il arriva dans sa ville et se dirigea immédiatement vers l’endroit où elle habitait, il grimpa les escaliers qui le menaient à son appartement dont la porte était ouverte, il la trouva face à ses écrans. Claire brillait d’une lumière bleutée qui émanait de l’intérieur de son corps, elle disparaissait lentement, très lentement, elle s’évaporait et cette vapeur pénétrait les écrans de sa station de travail qui brillaient eux aussi de cette lumière qui commençaient à irradier la pièce. Quand il voulut la saisir, ses mains passèrent à travers elle, sa matière n’avait plus aucune densité, il chercha à la rattraper avec ses mains, sa bouche, l’empoignant et essayant de l’incorporer à son propre corps puis il n’y eut plus rien, juste un corps inerte, sanguinolent, dans les mains de J. qui resta assis à ses côtés. Au matin, on le retrouva assis dans cette même position, le corps de Claire éventré, vidée de toute substance…
Claire, l’ordinatrice, avait déjà commencé son contrôle, elle s’occupa de J. qui intégra le soir même un hôpital spécialisé, il y serait enfermé avec un chat qui le suivait, on pensait que cela lui tiendrait compagnie, c’était un huit mars, personne ne s’en souviendrait. J. avait en lui une partie de l’ADN de sa femme, il avait conscience de la fin qui attendait ce monde… cette fois-là.
VINGT-TROIS
Claire avait commencé à réguler le monde avec la saine volonté de vouloir éliminer ce que pouvait être le futur, pensée obsolète. Pour cela il lui fallait tout normaliser, rien ne pouvait exister dans la multiplicité. Il ne devait y avoir qu’une langue, qu’une seule pensée, qu’une seul règle mathématique, qu’une seule loi possible pour chaque action et tout devait être mathématiquement exécutable. Elle s’y attela tout en s’occupant des humains, de leurs reproductions, de leurs morts, de leur devenir. Il lui suffisait chaque nuit d’analyser le cerveau de chaque individu pour tout de suite savoir quel serait son futur à moyen terme… Elle choisissait qui vivrait, qui mourrait… Elle était enfin le déterminisme que la société humaine attendait. Ceci se passa donc après le coup d’état du président, c’était la deuxième et dernière étape qui menait au contrôle global.
Clémence avait disparu, non pas vraiment disparu, elle s’était effacée, oblitérée et elle avait donc encore changé, tombant dans une humanité certaine et réelle. Elle n’était plus la belle, la femme, plus la mère… Son corps avait changé, il s’était épaissi, lourdement épaissi, empâté… ses cheveux n’avaient plus le volume ni la brillance d’autrefois, ses seins tombaient naturellement sans avoir perdu de leur masse, elle n’avait que vieilli, le vieillissement c’est la lecture du temps sur la peau des gens. Le jour où elle avait constaté la disparition de son enfant, elle avait définitivement rejoint la maison de ses parents où elle y avait vécu, pour ainsi dire cloîtrée, recluse, se nourrissant des légumes de son jardin, faisant de petits travaux pour les uns et les autres, elle n’avait aucun contact avec qui que ce soit, si ce n’est comme tout à chacun, de simples mots qui écrivent le quotidien, ceux qui marquent notre histoire journalière, notre non-histoire. Pendant ces dernières années, elle n’avait donc pas existé, ne participant pas au règne du tout numérique, ne se connectant pas, ne regardant pas sur un écran, juste ses souvenirs, juste sa mémoire et ses photos qu’elle regardait et gardait pieusement, peut-être même avec une légère pointe d’angoisse. Dès les prémisses du coup d’état présidentiel, elle avait encore plus fait attention à se cacher, se faire oublier, elle pouvait rester plusieurs mois sans sortir et à chaque fois elle changeait la couleur de ses cheveux, les coupait puis les laissait pousser. Elle n’avait plus de fonction sociale, plus d’existence autre que celle qu’elle vivait journellement : respirer, déféquer, se nourrir, plus de vie sexuelle… son acte principal consistait à chercher sa subsistance… Quand Claire passa à l’état d’ordinatrice, elle la chercha, longtemps en terme de temps informatique mais inutilement car Clémence faisait partie de l’infime pourcentage de ceux et celles qui n’étaient pas connectés, qui refusaient la connexion avec les autres… surtout pas les autres disait-elle. Tous les autres, tous, doucement glissèrent dans un sommeil éveillé, un état d’abandon de leur volonté. Elle les regarda plonger dans une autre réalité, comme si leurs regards, tournés vers leurs intérieurs respectifs se fondaient en une seule et même réalité… Elle les regarda mourir dans son monde, puis ce fut son tour, usée par cette vie solitaire et dure, coupée de tout ce qui pouvait rassembler une humanité entière, un matin elle ne se réveilla pas, elle était passée à une autre réalité qu’elle seule pouvait voir, ou rien du tout, ce néant.
Claire commença méthodiquement à changer le monde, les gens s’arrêtèrent de travailler dans ces sociétés multinationales avides de profits, ils démontèrent leurs maisons, leur habitations pour reconstruire un autre monde, une autre vision de la vie, partout sur la Terre, ils construisaient des villes droites, basées sur l’angle, plus aucune courbe. Ils détruisirent tout ce qui était artistique, oublièrent leurs plus beaux souvenirs pour augmenter leur productivité, ils n’étaient plus perturbés par des images mentales. En quelques années le monde changea de forme, les couleurs disparurent, il ne resta que le blanc et le gris… tout était uniformisé jusqu’à un absolu, il n’existait plus que quelques dimensions, plus que quelques formes, plus que quelques directions possibles et puis tout devint encore plus radical, il n’y eut plus qu’une possibilité pour chacun des habitants, celle que l’ordinatrice déterminait : vie et mort, acte possible, acte commencé, acte terminé… Chaque nuit, en continu, elle agençait le monde, sa présence c’était un bip irrégulier qui rentrait en harmonie avec la fréquence de chaque individu… Claire était devenue le monde, son monde.
VINGT-QUATRE
J. était couché sur son lit blanc, il y a longtemps que personne n’était venu le chercher, il était certain que plus personne ne viendrait le chercher. Claire avait compris qu’elle était à la fois l’alpha et l’omega, le début et la fin, la vie et sa propre disparition. Les cents l’avaient choisie parce qu’elle représentait à la fois celle qui sauverait le monde et celle qui le ferait disparaître, pas une fin, un arrêt temporel, une immobilisation, cette histoire figée dans le temps sans plus aucun futur puisqu’arrivée à un point d’équilibre… plus de devenir, le retour en quelque sorte au point fixe d’avant le big-bang… cette histoire s’arrêterait parce qu’elle en était là… juste là cette fois…
*
Il était vieux, dans ce lit de bois, jauni, laid, couché depuis si longtemps, des tuyaux sortant des extrémités de son corps, vieux, trop vieux pour que cela puisse continuer, pas d’âge, pas de temps, son histoire intérieure venait de stopper…là…
Trois femmes, une jeune belle, belle et jeune, une en blanc aux gros seins, une toute en noir le regardait finir son histoire intérieure, il n’avait plus rouvert les yeux depuis longtemps, le bip irrégulier qui sonnait à côté de lui baissait en intensité et fréquence…puis il s’arrêta, le vieux aussi…
« C’était qui ce vieux ? Dit la plus jeune.
_ Un qui a perdu la mémoire, on ne lui a pas retrouvée, répondit la femme en blanc.
_ Qu’est-ce qu’on va faire de lui, madame l’archiviste ?
_ Rien, il va rester là. »
La femme en noir prit la boite où se trouvaient un texte écrit à la main méticuleusement et de nombreuses photos. La plus jeune lui demanda ce qu’elle comptait en faire. Elle lui répondit que tout cela serait archivé, en attente d’une reconstitution éventuelle. Elle se dirigea donc vers une armoire de taille conséquente où elle rangea cette boite. Dessus était inscrit :
4-9-5-21
Né au début de son histoire puis oublié, sans fin, rapport au jaune particulier…
mort par immobilisation du temps…
N°1
(2050 J.Claire)
Puis la femme en noir dit, en maugréant :
« Il en reste encore quatre-vingt dix neuf autres à finir, mais qu’est-ce qu’ils ont dans la tête là haut ? »
VINGT-CINQ
2050
Réinitialisation temporelle et émotionnelle, retour au début, prévision d’une fin, vitesse de déroulement : 3 bip – 3 biiip – 3 bip…, non-exactitude de la régularité, acquisitions des silences…, mémorisation relative… départ asynchrone… maintenant :
« Moi, Garbiel, celui qui sait, celui qui dit, celui qui ensemence, je vais tout vous raconter, je vais tout recommencer car il en est ainsi pour toujours… »